- Tu sais bien qu'il vaut mieux éviter de penser aux femmes ici. Penser à ce que tu peux pas avoir te fera perdre les pédales.
- Pas la peine de s'inquiéter. Certains points de repère ont changé depuis mon dernier passage, mais on sera tirés d'affaires d'ici quelques heures.
- Charley a perdu sa main dans les Rocheuses, dit Miller, affable. Depuis, il raffole pas du coin.
Il huma à pleins poumons l’air parfumé qui montait de l’herbe, se mêlant à la sueur âcre du cheval. Agrippant fermement les rênes d’une main, il pressa l’animal des talons et s’élança vers les grands espaces. Il ne savait pas où il allait ; sa destination lui viendrait à l’esprit plus tard dans la journée. Dans son dos, il sentit le soleil se lever lentement et l’air devenir palpable.
Après avoir franchi la rivière étroite, il s’arrêta. Derrière lui, un mince liséré de soleil flamboyait à l’horizon. Devant lui commençait la plaine où s’étendait son ombre, longue et plate, aux bords brisés par les brins d’herbe fraîche. (p. 296.)
Le rugissement résonna, intense et creux dans ses oreilles ; il détourna le regard du coin de terre qui tanguait devant lui pour le fixer sur l’eau. Profonde mais transparente et brun-vert, elle s’écoulait en cordes épaisses et en angles drapés, dont les formes d’une complexité incroyable changeaient sans cesse sous ses yeux. Etourdi par ce spectacle, il se concentra de nouveau sur sa destination. (p. 242.)
Tout le troupeau ? Quelle connerie. Qu’est ce que tu cherches à prouver ? Tu ne peux pas flinguer tout les bisons du pays, bordel.
Eh bien! Il n'y a rien à découvrir. Vous naissez, vous tétez votre lait sur fond de mensonges, vous vous sevrez sur fond de mensonges et vous apprenez des mensonges encore plus élaborés à l'école. Vous passez toute votre vie avec des mensonges et quand vous êtes sur le point de mourir, vous avez une révélation - il n'y a rien, rien que vous et ce que vous auriez pu accomplir. sauf que vous n'avez rien accompli, parce qu'on vous a assuré qu'il y avait autre chose, après. Alors vous vous dites que vous auriez pu devenir le maître du monde, parce que vous seul connaissez ce secret. Mais trop tard. Vous êtes trop vieux.
Une brise légère frémissait entre les branches, et les aiguilles de pin chuchotaient, frottées les unes contre les autres. De l’herbe s’élevait le bourdonnement d’innombrables insectes qui s’affairaient en secret à des tâches invisibles. Tout au fond de la forêt, une brindille craqua sous le coussinet d’un animal. Andrews inspira profondément l’air parfumé, épicé de l’odeur d’aiguilles de pins écrasées, musqué par la lente décomposition qui remontait de la terre, à l’ombre des grands arbres.
Miller tirait, rechargeait, tirait et rechargeait, encore et encore. La fumée âcre s'épaissit autour d'eux. Prix d'une quinte de toux, la respiration lourde, Andrews se plaqua au sol, où l'air était plus respirable. Lorsqu'il releva la tête, des cadavres de bisons s'amoncelaient devant lui. La harde - à peine diminuée - tournait en rond mécaniquement, sur une sorte de rythme hébété, comme mue par les explosions régulières des fusils (...)
Andrews commençait à percevoir un rythme dans le manège meurtrier. D'abord dun mouvement lent et délibéré - muscles du bras tendus, tête stabilisée -, Miller appuyait sur la détente; il éjectait ensuite rapidement la cartouche encore fumante et rechargeait; s'il avait touché la bête proprement, il cherchait du regard un bison particulièrement agité. Au bout de quelques secondes, l'animal blessé titubait avant de s'écraser au sol; Miller tirait à nouveau. La manoeuvre ressemblait à une danse, un menuet tonitruant né de la sauvagerie environnante.