AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Soleney


Dans l'Angleterre du 17e, il n'est pas facile d'être une jeune fille. Si tant est qu'elle ne soit pas mariée, elle appartient à ses parents ; et une fois qu'elle a un époux, il la possède corps et biens. Un mari peut battre sa femme légalement. Ses possessions lui appartiennent. Il peut dépenser son argent comme il l'entend. L'enfermer s'il le désire.
Non, il ne fait pas bon être une femme en ce temps-là. Mais Ambre ne veut se laisser dicter sa conduite par personne. Elle a de l'ambition, de la volonté, et une bonne dose de déraison, ce qui lui permettra de monter très haut et très vite. le destin l'a jetée sur la route d'un noble et beau chevalier. Immédiatement conquise, elle s'enfuit à Londres avec lui. Mais elle ne sait pas que, si la vie est dure pour les paysannes, elle l'est encore plus pour les citadines de pauvre condition. Les arnaques sont légions, les âmes malveillantes courent les rues, et les menteurs repèrent très vite les naïfs.

Mais recentrons-nous : ceci n'est pas qu'un roman féministe. C'est aussi une fresque historique. Car l'auteure se sert de son héroïne pour visiter toutes les strates de la société, tant la pauvreté la plus démunie que la richesse la plus excentrique. Elle nous montre aussi les grands événements du siècle : Restauration, épidémie, incendie, mariages et décès royaux… On a une assez large vision de l'Angleterre des années 1660-70.
Car Ambre passera par les pires étapes pour obtenir ses deux grandes obsessions : le pouvoir, et Bruce Carlton (le beau chevalier). D'ailleurs, dans son esprit, l'un ne va pas sans l'autre. Malheureusement femme dans un monde qui appartient aux hommes, elle a tout de même deux cordes à son arc : sa beauté et son sens de l'opportunisme. Mais du fait de ces deux avantages, s'en suivent des luttes de pouvoir avec les autres femmes de la Cour, qui voient en cette jeune fille une rivale sérieuse. Qui a parlé de solidarité féminine ? Plus on est belle et plus on excite la jalousie des autres…
C'est une vision assez désabusée de l'humanité – enfin, de l'humanité citadine. le pouvoir appelle la traîtrise ; la présence du roi, celle du mensonge et de l'hypocrisie. Intrigues et complots sont le quotidien de tous, mais à diverses échelles selon le statut social (vous vous doutez bien…). Les petites gens manigancent pour voler 10 shillings quand les grands oeuvrent pour gagner 10 000 livres sans transpirer.
C'est à ça que servent les mariages, les dots, les héritages et les enfants : gagner de l'argent.

La plupart des personnes que la protagoniste sera amenée à côtoyer attendront toujours quelque chose d'elle. Certains vont essayer de la voler, d'autres la manipuler, d'autres tenter de l'épouser pour gagner son corps et ses biens…

Mais revenons un peu sur notre héroïne – enfin, si on peut parler d'« héroïne ». Ambre n'en a pas l'étoffe. Elle est tout aussi manipulatrice et profondément égocentrique que tous les gens de la Cour. Elle est même obsessionnelle : Bruce est tellement mythique que c'en est caricatural. Sa mémoire a perfectionné à l'extrême cet amour de jeunesse qu'elle n'entrevoit que rarement. Tout ce qu'elle fait a pour finalité de le posséder : épouser des hommes riches, épouser des comtes, des ducs pour avoir des titres de noblesse et l'intéresser, agrandir sa fortune pour l'impressionner, augmenter son influence…
La mort de personnes de basse condition ne l'importe guère face à la possibilité de le revoir – je pense qu'elle pourrait donner l'ordre de tuer dix de ces personnes pour avoir l'occasion de lui adresser un sourire. Mais au fond, ce n'est pas vraiment sa faute : c'est l'époque qui veut ça.

Oui, Ambre ressemble à toutes les autres femmes de la noblesse. Car elles sont toutes prêtes à se juger entre elles sur les apparences, le comportement, l'origine sociale ; et ce même si elles-mêmes ne valent pas mieux. Aucun secret n'est gardé, les commérages et l'hypocrisie sont monnaie courante, et la méchanceté a une valeur de normalité (dénoncer le comportement licencieux d'une femme à son mari pour qu'il l'enterre pour toujours dans la campagne anglaise est une manoeuvre politique comme une autre. Et parfois, ce sont même de faux témoignages). Notre jeune parvenue adore cette ambiance et s'y sent comme un poisson dans l'eau. Pire : elle méprise toutes celles dont ce n'est pas le cas (celles qui n'aspirent qu'à avoir un mariage heureux et une vie honnête). Celles qui ne lui ressemblent pas ne méritent pas son intérêt : elles sont ennuyeuses.
Et en effet, Ambre n'est pas le profil-type d'une bonne épouse. Elle cherche à séduire tous les mâles qui passent à sa portée. Jeunes comme vieux, mariés ou veufs, quelques célibataires, beaux ou laids, rien ne l'arrête ! le regard admiratif d'un homme, quel que soit son apparence, lui suffit et lui fait plaisir. En fait, elle est assez équitable : elle donne sa chance à tout le monde (elle a juste une certaine préférence pour les riches. Ou les titrés, si possible). Bref, elle manipule les coeurs masculins à sa convenance.
Comme beaucoup de femmes de son époque, elle n'a pas vraiment de morale quant au sujet de l'amour et du mariage. À Londres, ce dernier est juste un arrangement entre deux personnes ou deux familles, et il est de bon ton d'avoir un ou plusieurs amants et d'être en froid avec son conjoint. Dans la haute société, les unions heureuses sont moquées et décriées car ce n'est pas la mode – c'est mauvais goût… À tel point qu'un couple qui se montre trop affectueux en public n'évoque que le dégoût.


Bref, en d'autres termes, Ambre est une protagoniste atypique. C'est une anti-héroïne dégourdie et charismatique, et je lui trouve une certaine profondeur. Elle n'est pas foncièrement méchante, elle ne veut pas le mal d'autrui, elle veut simplement son bien à elle – à n'importe quel prix. Et elle a beaucoup de volonté. C'est ce qui fait que je l'aime bien.

Mais certains côtés d'elle me font systématiquement lever les yeux au ciel. Comme le fait qu'elle n'a aucun remords, ni aucune empathie.
Mais les moments où elle m'agace le plus sont ceux où elle retrouve Lord Carlton. Elle ressemble à ces jeunes greluches idéalistes qu'elle méprise (« Oh, Lord Carlton, je suis sûre que nous sommes destinés l'un à l'autre… Oh, Bruce, épousez-moi, je vous en prie ! Je vous aime, je vous aime tellement… ! » ; « Oh, je le hais… Je le hais, je le hais, je le hais ! Oh, comme je l'aime… »).
Quand elle est avec lui, elle fait souvent preuve d'une incroyable immaturité, enfermée qu'elle est dans un idéal impossible : Bruce est ceci, Bruce est cela, et surtout : Bruce est parfait et ils ont un destin ensemble. Elle l'aime comme une adolescente et le poursuit littéralement de ses assiduités, à tel point qu'elle en devient chiante.


Un autre personnage dont je voudrais bien parler est Bruce (évidemment). Autant la protagoniste affiche clairement son intérêt pour lui, autant il brouille l'expression de ses sentiments. À plusieurs reprises, il fait preuve de tendresse et d'affection, à d'autres, toute son attitude dénonce son mépris et sa distance. Elle l'aime, et donc elle veut le garder près d'elle et l'épouser. Lui, on dirait qu'il s'efforce de la laisser aussi loin que possible. Il s'acharne à toujours mettre un océan entre eux, ne rentre en Angleterre que s'il n'a pas d'autres choix, la baise un bon coup et repart sans prévenir pour six mois, neuf mois, un an ou plus. Ne donne pas de nouvelles. Semble totalement l'avoir oubliée. Puis revient au moment le moins attendu. Et encore, s'il n'y avait pas Almsbury, Ambre aurait perdu toute trace de lui depuis longtemps.

Bref : ce mec est le moins attaché des hommes. Même en aimant une femme, ça ne le dérange pas de ne pas la voir pendant des mois (oui, car malgré ce qu'il cherche à faire croire, il l'aime bel et bien). Et c'est peut-être pour cela qu'Ambre est aussi obsédée par lui : elle ne pourra jamais le mettre à genoux comme les autres. Il ne lui appartiendra jamais. C'est aussi peut-être pour cela qu'il refuse de l'épouser et qu'il met autant de distance entre eux : il la connaît. Il sait qu'une fois qu'il lui appartiendra, il aura perdu tout charme à ses yeux.
Enfin, c'est ce que je suppose.
D'un autre côté, j'ai l'impression qu'il profite aussi de la dévotion quasi fanatique d'Ambre à son égard pour la garder en son pouvoir (comme ça, il a toujours une magnifique amante sous le coude quand il rentre en Angleterre…).
Ces deux probabilités peuvent être même compatibles.

Pour terminer, je voudrais aborder le sujet de la chute finale, qui est très (très) ouverte, et tombe comme un cheveu sur la soupe.

En d'autres termes, j'ai beaucoup aimé ce livre. Je me suis laissée envoûter par la plume délicate de Kathleen Winsor, qui ne laisse que peu de temps morts et décrit avec justesse les émotions de ses personnages. Elle a un point de vue légèrement ironique sur les femmes de la haute société (dont Ambre), et c'est ce qui m'a le plus plu. Ses descriptions ne sont pas trop lourdes, elle retranscrit les décors, les tenues et l'attitude des personnages juste assez pour nous permettre de visualiser la scène. J'ai toutefois regretté l'absence d'un lexique pour les noms des différents habits – parce que je ne m'y connais pas beaucoup en vêtements du 17e, et que je ne sais pas ce que sont les trousses, les chausses et autres. Ça ne concerne peut-être que moi.
Et même si l'héroïne m'a plusieurs fois agacée dans la seconde moitié du livre, je l'ai quand même aimée. Car elle en bave pour un homme qui se refuse à elle. Car elle est dégourdie et intelligente. Et car sinon, Ambre ne serait pas Ambre, et le livre aurait été nettement moins intéressant.
Commenter  J’apprécie          110



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}