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Critique de Dandine


Pour ne pas rester sur la legere deception que m'avait procure “La fille unique”, j'ai relu “Monsieur Mani”. Pas de surprise: j'ai retrouve la fascination de ma premiere lecture. Ce livre restera pour moi le chef-d'oeuvre de Yehoshua.
Ce n'est pas un livre leger. Pas une lecture facile. Ce sont des dialogues ou l'on n'entend qu'une seule voix et c'est au lecteur d'imaginer les interventions de l'autre interlocuteur, ses questions, ses remarques, ses reactions, sa surprise, son emotion, ses sourires ou sa colere. Mais c'est tout l'art de Yehoshua, ont les ressent comme de reelles conversations, pas comme des monologues.


Cinq conversations. Chacune d'elles met en scene des causeurs differents, chacune en un endroit different, chacune a une epoque differente. La premiere entre une jeune femme et sa mere, dans un kibboutz, en 1982. La deuxieme entre un soldat allemand et sa mere, en Crete, en 1944. La troisieme entre un procureur militaire de l'armee anglaise et son superieur, a Jerusalem, en 1918. La quatrieme entre un medecin juif et son pere, au manoir de Jelleny-Szad en Pologne, en 1899. La derniere entre un juif sepharade et son rabbin, son maitre a penser, a Athenes, en 1848.


Des dates au hasard? Voyons! 1848: le printemps des peuples; 1899: 3e. congres sioniste; 1918: 1ere guerre mondiale et conquete de la Palestine par les britanniques; 1944: 2e. guerre mondiale; 1982: guerre civile libanaise et envahissement du Sud-Liban par Israel.
Mais Yehoshua les prend a rebours. Il inverse le cours de l'histoire. Est-ce parce que, comme le disait un poete, ebahi devant la celebre horloge aux caracteres hebraiques de Prague, “le temps des juifs avance a reculons”? Peut-etre, les poetes etant souvent ceux qui comprennent le mieux notre monde. Mais ce que fait Yehoshua c'est inoculer dans chaque conversation des elements qui nous font mieux comprendre la precedente, les precedentes, ajoutant des eclaircissements a ce qui a ete raconte 30, 70, ou 100 pages en amont, une, deux, trois generations en amont.


Des interlocuteurs au hasard? Qu'ont-ils en commun? Chacun de ceux dont on entend la voix raconte une rencontre qui l'a marque. La rencontre avec un certain monsieur Mani. A chaque fois le Mani d'une autre generation. Un juge suicidaire de Jerusalem (dont le fils refuse de reconnaitre l'enfant qu'il a fait a l'interlocutrice). Un patre qui sert, entoure de ses chevres, de guide touristique a Heraklion. Un drogman au consulat britannique de Jerusalem accuse de trahison en faveur des turcs. Un medecin, gynecologiste, qui se suicide par amour. Et dans la derniere conversation, qui est chronologiquement la premiere, c'est un Mani, le premier de cette lignee, qui parle directement, qui se confesse a son maitre, le seul qui puisse le juger, le rabbin Hedayah.


On decouvre donc l'histoire d'une famille a travers ce qu'en racontent d'autres? Si on veut, mais je ne caracteriserais pas ce livre comme une saga familiale. Parce que, s'il y a des femmes, et dont l'intervention est des fois importante, c'est une histoire d'hommes. Ou plutot differentes histoires d'hommes. Des hommes fatidiquement seuls. Abandonnes par leurs peres. Sacrifies par leurs peres. Et, voulant suivre la trace de leurs peres, par amour ou par haine, chacun d'eux s'inventant ses chimeres personnelles, qui deviennent dereglements funestes. Yehoshua laisse un de ses protagonistes discourir longuement sur Heraklion et sur la naissance – en Crete – de l'Europe, mais ce livre est empreint surtout de mythes bibliques. L'opposition aux voies, aux croyances du pere (Abraham). le sacrifice du fils (Abraham et Isaac). le va-et-vient incessant d'un endroit a un autre, a chaque generation (Abraham de Chaldee a Canaan, Isaac vers le desert du Neguev, Jacob et ses fils vers l'Egypte, Moise de retour a Canaan). La transgression des codes sexuels (Judah et sa belle-fille, Boaz et Ruth, Amnon et sa soeur Tamar). le deicide (le veau d'or). Tous mythes qui se regenerent et revivent a travers les cinq generations des Mani exposees ici. Chaque generation veut continuer la precedente justement en l'immolant, en refutant tous ses acquis, depuis ses convictions jusqu'a son mode de vie. En partant ailleurs dans tous les sens de ce mot. Et cela ne fait qu'approfondir le desarroi de chacun, qu'accentuer leur sensation d'etre les seuls a combattre des forces fantomes, fourvoyes dans un labyrinthe malefique (un des Mani sert de guide dans le labyrinthe cretois, mais justement, il mourra dedans). Trainent-ils une malediction originelle? La derniere conversation, la confession du premier des Mani, permet de le conjecturer. C'est lui qui, par amour, par un amour exacerbe mais qui ne peut etre ni partage ni assouvi, et obnubile par le desir de perpetuer son nom, trangressera les plus importants commandements du Decalogue, et ira jusqu'au deicide dans sa confession, qui ne sera qu'une bravade jetee a la face de son maitre, son rabbin, son dieu. Il lui dira, sans trembler, a haute voix, les mots qui le tueront. Parce qu'en faisant semblant de demander a etre juge, en fait c'est lui qui juge son maitre.


A travers cette saga, ou cette non-saga, Yehoshua ventile des questionnnements sur les notions d'identite, d'appartenance, que ce soit a une famille, a une ethnie, une nation, une histoire (un des Mani soutiendra que les arabes de Palestine sont en fait des juifs qui ont oublie leur judeite). Et qu'est-ce qu'une patrie? Des juifs ont reve pendant des siecles a Jerusalem comme patrie, ancienne patrie toujours promise. Les Mani aussi. Ils y viennent et ils la quittent et ils y reviennent. Quelle Jerusalem? Une ville appelee sainte, suintant une saintete deprimante qui ne produit que haine et folie, une ville fermee derriere ses murs, enfermee, “une ville de desert tenace et de pierres butees". On y vient pour s'y perdre, pour y mourir. Une ville cimetiere. Et la ville semble poursuivre les Mani partout, a Istamboul, a Athenes, a Beirout ou l'un d'eux se suicidera, en Crete, jusqu'en Suisse. Elle est le pendant de leur delire familial. Meme pour Agar, la kibboutznike de la premiere causerie, meme en 1982, Jerusalem est une ville gelee et glacante, une ville d'exiles depressifs et suicidaires, une ville ou l'on ne peut vivre, une ville pour morts-vivants.


Mais Yehoshua sait que des hommes de bonne volonte peuvent rever a faire tomber les vieilles pierres des murailles, et il envoie un des Mani proposer a des cheikhs bedouins un plan de partage des terres, ce qui lui vaudra d'etre juge pour trahison par les anglais. Yehoshua le sait. Il a fait lui-meme exactement pareil. Il sait que si d'aucuns l'ont taxe de traitre a l'epoque, c'est pour ce genre d'actions qu'on le venerera demain. Il faut depasser, surpasser, les attributs se la saintete.


Yehoshua a ecrit la un livre complexe et subtil. Il veut associer le lecteur a sa tache, a l'ecriture meme du livre. Au lecteur d'imaginer des reponses, a lui de remplir des blancs. A lui de rearranger le puzzle, de remettre en bon ordre les epoques dispersees. Yehoshua espere que cela amenera le lecteur a s'approcher plus intimement des personnages, a mieux les comprendre, a mieux les juger, a rever une suite de leur histoire la ou lui s'est arrete. Je crois pouvoir dire qu'il a reussi son pari.


Comment terminer ce billet si ce n'est en me repetant: pour moi, c'est le chef-d'oeuvre de Yehoshua. Un des grands chefs-d'oeuvre de la litterature israelienne. Et bien que j'ai appuye sans cesse sur sa complexite, n'ayez pas peur, il est fascinant.
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