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Critique de HordeDuContrevent


Réalisme magique sur la petite île de Bornéo !

Le côté flamboyant et foisonnant mâtiné de fantastique de ce grand livre, La traversée des sangliers, m'a fait un peu penser au récent roman « Léopard noir, loup rouge » de Marlon James ; Dans ce dernier le réalisme magique sud-américain prenait ses aises en Afrique, ici il se déploie à Bornéo. En revanche, si le début du livre s'avère délicat à appréhender (au point d'avoir voulu l'abandonner), le temps de bien comprendre où nous sommes et qui sont les protagonistes de l'histoire (d'autant plus que les noms sont très exotiques), il se lit ensuite avec fluidité. Contrairement au livre de Marlon James, le livre de Zhang Guixing, écrivain de Taïwan né à Bornéo, n'est pas aussi complexe, aussi fastidieux à suivre. A noter cependant une chronologie déconstruite, le lecteur ne cesse de sauter du présent au passé, puis du passé au présent, ce qui peut perturber les lecteurs non habitués à ce genre de récit à la structure éclatée.

La traversée des sangliers raconte le quotidien d'une petite ville de pionniers chinois à Bornéo sous l'occupation japonaise. Nous côtoyons ainsi une galerie de personnages très pittoresques, simples et modestes, profondément humains, que l'auteur va plonger dans l'amour, dans la violence, dans la simplicité des activités quotidiennes, dans les us et coutumes et les rites, voire les mythes. Et ce dans une nature absolument grandiose, une jungle verdoyante, forte, imposante dont les durians, les jacquiers, les mandariniers, les longaniers, les pluies torrentielles, étouffent, de leur exubérance, les petites tragédies humaines.

« Une pluie d'orage de l'après-midi s'abattit. C'était le début de la saison sèche, des nuages jaune paille débordaient des crevasses du dôme céleste, les gouttes tombaient, vertes comme des brins d'herbe. La pluie tombait tantôt drue, tantôt éparse, oblique, abrupte, remontait vers le ciel. L'avant-toit de la galerie gouttait par intermittence, comme un vieil homme à la prostate gonflée met une éternité à pisser. La bruine persistait, les dépressions du sol abreuvé formaient des flaques ».

Cette communauté vit à Krokop aussi appelée le Bouk aux sangliers. Cette petite ville, située sur la côte nord-ouest de Bornéo, est une terre fertile, riche en bois, en gibiers et en poissons, et surtout gorgée de pétrole. Elle a dû être chèrement conquise par des pionniers, issus de la diaspora chinoise, sur les premiers habitants de ce territoire, à savoir les sangliers. Une bataille mémorable et sanglante, menée par Tzo Da-dy, est ainsi livrée sur une horde gigantesque. Celui-ci devient le chef des chasseurs et acquiert un certain charisme sur le reste de la communauté. Cette bataille fondatrice a donné le nom au village.

« Quand, en 1911, on découvrit du pétrole dans le village, des ouvriers spécialisés d'origine chinoise et des migrants affluèrent en nombre, une forêt d'échoppes en planches poussa, grignotant le territoire des sangliers, les bêtes se rebellèrent emmenées par un mâle dominant de la taille d'un boeuf, elles commencèrent à expulser les humains avec régularité et méthode, en six mois elles avaient reconquis d'innombrables terres cultivées, pris la vie de trois enfants, deux femmes et une vieillarde, les victimes n'avaient pas été piétinées et réduites en bouillie, non, mais dévorées toute entières, les villageois mirent sur pied une équipe de chasse, sans grands résultats, jusqu'à ce que les chasseurs Tzo Da-dy, Tsui le Biscornu, Ti Kim et Tortue Molle s'installent au village ».

Cette violence originelle se poursuivra lorsque les Japonais débarqueront en décembre 1941 après avoir attaqué la Chine en 1937. Tous les habitants, du fait de leur origine chinoise, ont participé au Comité de sauvetage de la patrie et des réfugiés, afin de lever des fonds (notamment via une représentation théâtrale par les écoliers dont les masques colorés surgissent de temps à autre au cours du récit). Cette participation les rend fautifs, y compris les enfants, ils seront ainsi les victimes malheureuses des japonais appelés les Monstres dans le livre (il faut un petit temps pour comprendre de qui parle l'auteur en évoquant ces fameux monstres).

Ainsi, attention, âme sensible s'abstenir. Ce roman est très violent tant envers les animaux (notamment les sangliers) qu'envers les humains face à cette nature qui suit son cours souvent de façon arbitraire et injuste. Des mains sont happées par les crocodiles, des gens dévorés par les sangliers, des têtes sont décapitées, des sangliers sont massacrés, des hommes se pendent (c'est d'ailleurs l'incipit du livre), d'autres ont des blessures terribles (un des hommes par exemple a été scalpé et tente tant bien que mal de cacher sa terrible cicatrice), des femmes sont violées pendant que d'autres meurent en donnant naissance à leur bébé. Quant à la cruauté de la guerre, elle est sans limite. D'ailleurs les hommes semblent plus sauvages encore que les animaux.
Le sort de cette communauté est tragique, la violence surgit à tout moment, seul l'opium, que les habitant consomme en quantité astronomique, permet d'oublier. Quant à la nature, elle ne cesse de déployer ses charmes et sa poésie, indifférente au sort de ceux qui l'habitent.


L'écriture, très belle, contemplative lorsqu'elle décrit la nature jusque dans les moindres détails de la flore et de la faune (que d'arbres méconnus mentionnés, que de fleurs dont le parfum embaume l'air, que d'insectes décrits, que de ciels, que de nuages, que de sons et que d'odeurs), rend magnifiquement l'ambiance de la jungle, compensant, un peu, l'horreur de la violence. Elle magnifie par ailleurs chaque personnage, met en valeur son humanité, ses forces, ses faiblesses, son caractère. La présence solaire des enfants, nombreux, renforce cette humanité et cette douceur qui est distillée malgré le côté sombre du récit. Par ailleurs, l'auteur, dans certains chapitres, utilise le ton et le rythme du conte pour mettre à distance cette violence. J'ai été très sensible à la façon dont l'auteur décrit les scènes d'amour ou brosse les portraits féminins, c'est d'une belle sensualité.

« Durant les trente années qu'il avait vécues, Kwan ne s'était jamais trouvé seul avec une femme. Il s'accroupit devant elle, on aurait dit un chasseur examinant des empreintes fraiches ou des laissées récentes afin de déterminer le passé et l'avenir. Devant cette créature roulées par les flots, dont les seins dressés recouvraient presque la clavicule et dont la natte, qui devait descendre jusqu'au bas du dos, pendait sur la poitrine, les yeux de Kwan s'emplirent de tourbillons. Il tendit la main, la posa sur l'épaule, hésita, puis la retira, il ne savait pas s'il devait la réveiller ou attendre qu'elle se réveille seule. Son visage était constellé de boutons d'acné, ses lèvres étaient incroyablement roses, pulpeuses, sur sa joue gauche il y avait un grain de beauté dodu en forme de fourmi, quand la jeune fille, un peu plus d'un an après, trépasserait, Kwan ne parviendrait jamais à se rappeler l'emplacement exact de ce grain de beauté ».

A noter également, au début d'un grand nombre de chapitres, un passage d'environ une demi page donne une explication très pédagogique d'un élément de la culture de Bornéo, comme, par exemple, le chapitre intitulé Parang, qui, au début du chapitre en lettres italiques, explique au lecteur qu'il s'agit d'un long couteau à la lame recourbée comme une lune utilisé par les aborigènes de l'archipel malais. Un développement lui est consacré puis le chapitre qui suit a trait, dans l'aventure relatée, à ce Parang. C'est très intéressant.


Au final, ce livre sensoriel et contemplatif est un grand livre d'aventure où s'entrelacent la bonhomie joyeuse d'une communauté de gens simples, l'horreur de la violence issue notamment de la guerre, une magnifique poésie dès que la nature est convoquée, le fantastique dès que les visions sont altérées par la drogue, la connaissance de l'Histoire de cette partie du monde ainsi que de ses coutumes. le ton du conte le dispute au roman d'aventure, la pédagogie au ton doctoral à l'écriture contemplative, la leçon d'histoire aux hallucinations fantastiques sous l'effet de l'opium. J'ai eu du mal à en démarrer la lecture mais une fois dedans j'ai été happée, avec un intérêt variable selon les chapitres. J'en ressors secouée, à la fois émerveillée et bousculée. Un livre inoubliable, quoique un tantinet trop violent à mon goût…

Si je devais représenter ce livre en tableau, je prendrais sans hésiter un tableau du douanier Rousseau…« Il s'imaginait transformé en arbre à durians, dans ses branches des singes se livraient à une bacchanale, au-dessous une harde de sangliers fouillait la terre, c'était un tumulte de cris, un beau rêve éveillé ».



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