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Critique de michfred


Dix années, quatre saisons, plus une, pour boucler et relancer la boucle.

La Terre se donne le temps d'exister , d'inscrire sa marche dans le temps, dans le lent recommencement des saisons, des Travaux et des Jours…

Et pour ouvrir et clore ce cycle, mystérieusement fécond et obstinément vivant, un seul et même témoin : Jean Macquart, étranger à la paysannerie, soldat devenu semeur par dégoût de la guerre, puis semeur redevenu soldat par dégoût de la gent paysanne.


Ce regard extérieur qui ouvre et ferme le récit c'est aussi celui de Zola, l'homme des villes, qui ne connaissait guère que la campagne aixoise de son enfance puis sa « campagne » de Médan où il vécut en bourgeois. Une documentation s'imposait : rencontres, lectures et un séjour en Beauce où il découvrit le village de Romilly-sur-Aigre…

Rognes-sur-Aigre était né !

Une découverte double : celle de la terre et celle des paysans.

Car, si Zola voit la terre comme la mère des plus nobles travaux- ceux qui donnent le pain, le vin, ceux qui nourrissent les hommes et les bêtes, ceux qui donnent la vie- elle est aussi, à ses yeux, le théâtre d'une lutte sauvage, barbare, sans pitié: celle que se livrent entre eux ces paysans sur lesquels il jette un regard …atterré !

Le même, sans doute, que jettent sur le monde paysan, le curé et l'instituteur de Rognes, pour une fois réunis dans le même haut-le cœur ! "Vous ne vous entendez guère ensemble, isolés, méfiants, ignorants ; vous mettez toute votre canaillerie à vous dévorer entre vous..» s'écrie Lequeu, l'instituteur, enfin sorti de sa réserve prudente de fonctionnaire. Et le curé Godard, bégayant de fureur quand ces mécréants lui demandent une messe d'enterrement, fait chorus : « ah ! ces païens faisaient exprès de mourir, ah ! ils croyaient de la sorte l'obliger à céder, eh bien, ils s'enfouiraient tout seuls, ce ne serait fichtre pas lui qui les aiderait à monter au ciel ! »

Ah ! ces habitants de Rognes- sur-Aigre- un nom programmatique ! - : âpres au gain et au grain, obscènes, ivrognes, avares, concupiscents, violents, incestueux, sans foi ni loi -mais plein de ruses avec les lois et plein de craintes superstitieuses- sans le moindre sentiment de respect ou d'attachement familial, - mais farouchement solidaires devant l'étranger…ou le gendarme !- profondément réactionnaires, respectueux de toute richesse même mal acquise, obéissant au plus fort sans rechigner mais durs au faible, au démuni, au vieux, à l'enfant – je ne dis pas à la femme, car La Terre présente quelques beaux spécimens de garces de tout âge: ces dames n'y sont pas en reste de cruauté, de perversité, de violence même…La palme à La Grande, une vieille carne de 90 ans, véritable poison, et increvable!

Quant à l'histoire, deux récits se croisent puis se mêlent - et toute la vie d'un petit village de Beauce plein de passions de jalousies et de haines recuites s'en trouve évoqué avec force, entre 1860 et 1870.

Fouan, un vieux paysan madré, opère une démission de ses biens et un partage de ses terres entre ses trois enfants, Fanny, Buteau et Hyacinthe dit Jésus-Christ, en vue de vivre ses vieux jours dans le repos soutenu par la rente que ne manquera pas de lui assurer cette donation. C'est sans compter la susceptibilité bornée de l'une, la violence retorse du second et la crapulerie ivrogne du troisième…Le pauvre vieux Fouan, sans terre et bientôt sans argent, va errer d'un enfant à l'autre, puis, ne suscitant plus ni respect, ni considération, mourir comme un chien…ses enfants se déchirant jusqu'à la mise en terre du vieux bonhomme..

La terre, encore.

Deux jeunes sœurs,orphelines et cousines des Fouan, Lise et Françoise, liées par une amitié qui paraissait sans faille, vont s'affronter, se déchirer, se détruire pour le sexe, l'argent, la terre.

La terre toujours.

Derrière ces luttes âpres, se disputent de plus vastes enjeux : les nouveaux modes de culture, d'enrichissement des sols, la menace de la mondialisation – le blé américain et ses cultures intensives – les révoltes sociales à venir- la Commune - et, terrible menace pour ces pauvres propriétaires terriens qui s'accrochent à la moindre parcelle, l'expropriation et la mise en commun des terres, et, dans l'immédiat, l'industrialisation galopante, le libéralisme des temps nouveaux qui font de la terre « une banque » et pour achever le tout, la guerre, qui emmène les plus jeunes, les plus pauvres, ceux qui ne peuvent payer pour éviter la conscription et qui tirent le mauvais numéro..

La terre, encore et toujours, à engraisser, à exploiter ou à défendre...

Toute l'époque, comme toujours,dans les Rougon-Macquart, revit avec fièvre derrière ces existences individuelles, mais là où Zola est grand, là où il est immense, c'est justement quand il dépasse l'individuel, le conjoncturel, l'historique et qu'il touche au mythe.

La Terre, c'est surtout cela : Gâ, la mère mycénienne, Déméter, la reine des moissons. Une déesse-Mère, cruelle et généreuse à la fois, qui donne et qui reprend avec la même impassibilité.

Belle sous la brume, odorante sous la fumure,endormie sous les frimas, alanguie sous la pluie, brûlante sous les fièvres d'août, dévastée sous la grêle, mais toujours féconde, recueillant en son sein les semences qu'on lui destine et supportant, sur son dos indifférent, celles des bêtes et des hommes qui y copulent frénétiquement …

Je vous renvoie à la magistrale scène de l'insémination du taureau, où Françoise, toute jeunette encore, donne un efficace coup de main à la nature ou à la scène de coïtus interruptus entre Jean et la même Françoise, quelques années plus tard...

Un livre audacieux, partial, terrible,puissant.

Noir....

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