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Critique de Kirzy


°°° Rentrée littéraire 2022 # 41 °°°

Achevé en janvier 2021 un an avant l'invasion de l'Ukraine, le Mage du Kremlin résonne de façon saisissante avec l'actualité géopolitique actuelle, l'éclaire avec une lucidité implacable, donnant au lecteur la troublante sensation d'être dans la tête de Poutine et d'approcher vers une compréhension, même partielle, de l'homme d'Etat à la tête de la Russie depuis 1999.

Tous les événements sont vrais. Si on s'intéresse à l'histoire et à l'actualité, la trame événementielle est connue : Poutine et son passé tchékiste du KGB soviétique à la direction du FSB ; les attentats terroristes visant Moscou en 1999 et la guerre en Tchétchénie ; la tragédie du sous-marin Koursk en 2000, les Jeux olympiques de Sotchi et l'annexion de la Crimée en 2014. Les noms sont tout autant familiers, des oligarques déchus Boris Berezovsky ou Mikhaïl Khodorkovski, en passant par le trublion Edouard Limonov ou encore Evgeni Prigojine, l'homme d'affaires fondateur du groupe paramilitaire Wagner. Mais Giuliano da Empoli, politologue ancien conseiller de Matteo Renzi lorsque ce dernier dirigeait le gouvernement italien, n'a pas choisi d'écrire un essai. Plutôt un roman vrai. Et il a bien sacrément bien fait tellement il est parvenu à trouver l'équilibre parfait entre roman et réel, toujours à la lisière des deux, puisant dans la force d'une documentation pointue comme dans le puissance évocatrice de la fiction.

Le Mage du Kremlin, ou le Raspoutine de Poutine, c'est Vadim Baranov, librement inspiré de l'ancien conseiller de Poutine, le vrai, Vladislav Sourkov. Vadim Baranov est un formidable personnage, éminemment romanesque, éduqué par un grand-père lui-même follement romanesque ( tsariste miraculeusement épargné la guerre civile et les purges staliniennes ) passionné de chasse et de livres, amoureux de la culture occidentale contemporaine, élevé par un père apparatchik disposant du privilège de la vertushka ( ligne téléphonique sécurisée du KGB ). Attiré par les arts d'avant-garde, metteur en scène de pièce de théâtre, Baranov devient producteur de télé avant d'intégrer l'entourage de Poutine.

Le roman s'ouvre sur la mystérieuse rencontre entre le narrateur et Baranov via une passion commune pour l'écrivain dissident Evgeni Zamiatine, pourfendeur du totalitarisme stalinien et inspirateur d'Orwell. Baranov, retiré de la vie politique, l'invite dans datcha et durant toute une nuit lui livre sa vie, son parcours. Si le démarrage est quelque peu survolé et que le procédé narratif de la longue confession-monologue est parfois un peu compact, sans l'aération que pourrait apporter un autre point de vue, tout est passionnant pour révéler les arcanes de l'ère Poutine et l'envers du décor et comprendre pourquoi la domination brutale de Poutine fonctionne sur le peuple russe.

Pour cela, Giuliano da Empoli apporte de la profondeur temporelle à son récit, mettant en lumière les éléments de continuité entre l'ère tsariste, l'ère soviétique et l'époque actuelle, Poutine se reconnectant par sa violence aux périodes suscités. Les pages consacrées aux années Eltsine qui ont suivi la chute de l'URSS, et précédées Poutine, sont particulièrement piquantes, période charnière particulièrement bien analysée par l'auteur : les Russes avaient une patrie, ils se retrouvent avec un supermarché. La seule expérimentation démocratique de l'histoire russe a été catastrophique, « entracte féodal » où les oligarques vont mettre en place un capitalisme échevelé et indécent.

Sous la plume fluide au classicisme soigné de Giuliano da Empoli, se dessine au fusain des scènes nettes, marquantes, qui montrent la métamorphose de Poutine, « blond pâle aux traits décolorés portant un costume en acrylique beige, arborant une mine d'employé » en "Tsar" absolu rétablissant la verticalité du pouvoir réclamé par le peuple, contrôlant la rage populaire pour la tourner vers le matérialisme occidental, maitrisant les terreurs des Russes face à la férocité du monde, le tout enrobé dans une vaste projet de mise en scène et de narration nationale théâtralisant les enjeux intérieurs et extérieurs tout en désinformant massivement. Jusqu'à une pulsion paranoïaque née d'un exercice du pouvoir devenu solitaire.

« Comme Dieu, le Tsar peut être objet d'enthousiasme, mais sans s'enthousiasmer lui-même, sa nature est nécessairement indifférente. Son visage a déjà acquis la pâleur marmoréenne de l'immortalité. A ce niveau, nous sommes bien au-delà de l'aspiration aux belles funérailles dont je vous parlais. L'idéal du Tsar serait plutôt un cimetière dans lequel il se découpe seul, vertical, unique survivant de tous ses ennemis et même de ses amis, de ses parents et de ses enfants. de tous les êtres vivants.(…) le seul trône qui lui apportera la paix est la mort. »

Je ne sais pas si la vision que l'auteur propose de Poutine est juste, mais ce qui est sûr, c'est qu'après la lecture de ce dense roman, à l'acuité vive et lucide, aux allures de méditation métaphysique du pouvoir, on se sent plus intelligents. Et certainement pas rassurés par les nouvelles qui viennent de l'Est.
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