Nous naissons, nous vivons entourés d'ombres de fantômes. Nous croyons ne vivre que notre existence alors que nous répétons celle des générations.
On croit que les enfants n'entendent rien aux propos des grandes personnes. Je sais d'expérience que s'ils ne comprennent rien ou presque aux arguments, ils comprennent tout aux sentiments cachés derrière les paroles, flairant avec une acuité terrible qui ment, qui trompe, qui aime ou déteste.
Il arrive qu'une vie bascule en quelques minutes. (...) On regarde le monde extérieur; on observe le mouvement de la rue; on ne reconnaît plus rien. Personne ne s'aperçoit que vous êtes changé. Ce n'est là qu'une image, car, en vérité, nos vies ne cessent de se désagréger.
Au XVIe siècle, en Castille, ce n'était pas seulement le désir qui était sauvagement réprimé : le corps était également occulté, nié. Une personne ne se voyait jamais nue : un seul bain par an, à la veille du dimanche de Pâques, qu'on prenait dans un énorme baquet après avoir enfilé une longue chemise. On ne se lavait que les mains,la figure, et, pour cacher les odeurs, on s'inondait de parfums violents, à base de musc et d'oeillet;
L'un des crimes que les chrétiens imputaient à l'Islam était l'existence, partout, de bains publics où, chuchotait-on avec horreur, femmes et hommes se mêlaient, s'adonnant à la pire débauche.
J'ai souvent parcouru ces routes, contemplé les paysages de la terre à blé, marché dans ces villages altiers ; j'ai visité les monastères et les abbayes,les châteaux et les palais. J'ai respiré cet air tranchant, écouté le craquement des épis froissés par le vent. Je connais cet orgueil à chair vive, cette dureté engendrée par des siècles de batailles, cette ambition démente et cette folie. Autant que celle d'Ana d'Autriche et du mystérieux Gabriel de Espinosa, cette histoire est celle d'une Castille aujourd'hui disparue.
Tout le drame s'est déroulé dans un espace réduit entre Valladolid, l'Escurial et Tolède, jusqu'à Avila, coeur de ce royaume issu d'une guerre séculaire.