La forme de l'eau

Quand ils tombent sur une femme muette, les hommes profitent d’elle. Pas un seul d’entre eux n’a tenté de communiquer vraiment lors d’un rendez-vous. Ils se sont contentés de l’empoigner et de la prendre comme si, n’ayant pas plus de voix qu’un animal, elle en était un.

De l’eau brune et sale s’infiltre entre les planches du quai. Certains des membres d’équipage sont blancs, d’autres basanés, d’autres encore brun-rouge. Certains sont peinturlurés et percés. Tous transportent des caisses mouillées le long d’une passerelle qui s’enfonce dangereusement sous leur poids. Strickland les suit et atteint une coque sur laquelle le nom « Josefina » a été inscrit au pochoir.

Les adolescents avides de butin décrivent Deus Brânquia avec un tel luxe de détails que Strickland s’en trouve convaincu. Ce n’est pas une légende comme le dauphin rose d’eau douce. C’est un organisme vivant, une sorte d’homme-poisson qui nage, mange et respire. Fascinés par la carte d’Henríquez, les garçons tapotent de l’index l’affluent du Tapajós et ses abords. Les migrations saisonnières de Deus Brânquia remontent sur des générations, traduit le guide.

Ces pauvres hères d’Amérique du Sud. Ce ne sont pas leurs pratiques agricoles médiocres qu’ils tiennent responsables de leur pauvreté. Bien sûr que non. C’est un dieu à branchies mécontent de leur façon de veiller sur la jungle.

Strickland est pressé d’en avoir fini. Ce sera sa dernière mission pour le général Hoyt. Il en est certain. Les choses qu’il a faites en Corée sous ses ordres l’enchaînent au général depuis douze ans. Leur relation est une forme de chantage dont Strickland veut se délivrer.

Richard Strickland lit le brief du général Hoyt. Il vole à onze mille pieds. Le biréacteur encaisse des rafales aussi dures que les poings d’un boxeur. Dernière étape du vol Orlando-Caracas-Bogota-Pijuayal, les phalanges du poing Pérou-Colombie-Brésil. Le brief est bref, conformément à son nom, et ponctué de passages censurés en noir. Il relate, dans la poésie saccadée de l’armée, la légende d’un dieu de la jungle. Les Brésiliens l’appellent Deus Brânquia. Hoyt veut que Strickland escorte les chasseurs qu’ils ont engagés. Qu’il les aide à capturer la créature, quoi qu’elle puisse être, et à la ramener aux États-Unis.

Il y a un autre miroir dans la chambre, mais elle choisit de ne pas le regarder, au cas où son impression serait justifiée et où elle serait invisible.

Une famille a besoin d’un lieu de culte. Son église d’Orlando avait été un don du ciel pendant tous ces mois sans Richard, avant qu’elle ne reprenne pied. Voilà, c’est ça : elle a de nouveau besoin de reprendre pied. Le problème, c’est qu’à Baltimore, il y a une église par pâté de maisons. Est-elle baptiste ? Ils fréquentaient une église baptise en Virginie. Épiscopalienne, peut-être ? Elle ne sait pas trop ce que ça signifie. Luthérienne, méthodiste, presbytérienne : toutes ces confessions ont l’air sûres et peu maniérées.

Chaque fois qu’elle fend le Scotch d’emballage, c’est comme si elle éventrait une biche. Ces cartons contiennent dix-sept mois d’une autre vie. Une vie qui l’a poussée à s’écarter du chemin conventionnel qu’elle suivait depuis toute petite : fréquenter un garçon, l’épouser, avoir des enfants, s’occuper de la maison. Sortir les affaires de ces cartons, c’est comme arracher les organes de cette autre version d’elle-même, cette femme pleine d’ambition, d’énergie et de promesses. Tout ça est idiot, elle le sait. Elle finira par s’y mettre. Vraiment.

« Peu importe si l’eau est froide ou tiède si vous allez devoir traverser de toute façon. »
Pierre Teilhard de Chardin