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Critique de MakeSomeoneHappy


Après Eluard, il n'est plus d'écriture. Après Eluard, tout est las.
Après Eluard, il est trop d'écriture. Un monde trop vaste, sans même une ligne d'horizon. Un dédale, doublé d'un espace infini, où l'on n'ose plus jeter ses propres mots. Phrases qui ne se veulent plus phrases. Aurores qui n'ont plus goût d'aurore.
Après la perfection de sa « flèche fine du dernier frisson », on n'ose même plus frissonner.
Avec Eluard, il se fait tard. Avec Eluard, tous les soirs, on risque un bout de la nuit.
Une poésie exigeante. Un monde d'imagination. Un monde à nul autre pareil. Toujours différent, « écume toujours neuve ».
Oui, c'est cela, un regard neuf à chaque seconde.
Pas nécessaire qu'il y ait un sens. La vérité « vraie » ce sont ces instants qui s'inventent les uns derrière les autres. Ces instants ne mentent pas.
Eluard où le risque permanent. Eluard refusant fièrement la médiocrité de celui qui n'ose pas. Eluard préférant tout à cela, même le risque d'être insignifiant. Être insignifiant c'est toujours mieux que n'être rien.
Sacré talent, quand même, pour décliner ainsi des instants qui ne veulent parfois rien dire et qui, malgré tout, ont quelque chose à dire.
Avec intégrité, en ne tombant jamais dans le facile.
Eluard c'est un fleuve qui avance. Inexorable, il charrie tout, rien ne lui résiste, il avance toujours.
Il se dit tout haut au grand jour. le grand jour ne lui fait pas peur.
Il énonce plus qu'il ne dénonce.
Il est cristallin, il brille sous le soleil. Par son mouvement même, il justifie à lui seul le soleil.
S'il n'avançait pas, si la parole n'était pas dite, alors le soleil ne servirait à rien.
Tandis que, là, le soleil luit et rebondit sur le fleuve qui avance.
Eluard donne sa chance à la lumière, par ce mouvement, par ces mots qui s'agitent en tous sens.
On peut trouver cela vain. Ça n'est pas mon cas.
L'être humain est un être relationnel, l'être humain est un être de parole, de signes vers ses semblables. C'est en lui, c'est comme ça. Tout ce qui peut justifier, susciter, exemplifier, libérer cette parole, comme il le fait pour la mienne en cet instant, tout cela ne peut pas être complètement vain.
Mais la tâche est immense devant Eluard, la tâche est infinie. « Rien ne se décrit suffisamment, rien ne se reproduit littéralement ». Ne reste qu'à inventer l'instant qui vient. « le poète, lui, pense toujours à autre chose. L'insolite lui est familier, la préméditation inconnue », il doit « recréer un délire sans passé ».
Eluard magnifie l'imagination, « source et torrent qu'on ne remonte pas », l'imagination qui est l'instant pur, l'imagination qui « ne ment jamais, puisqu'elle ne confond jamais ce qui sera avec ce qui a été ». L'imagination a la plénitude de l'inépuisable.
Tout cela tout en gardant le goût des mots qui, toujours, me séduit chez un auteur ou une autrice.
Pour lui, le poète ne doit pas évoquer mais inspirer. Il précise : « le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré ».
C'est ce qu'il appelle « donner à voir ». Ce livre est sa profession de foi.
Alors, oui, il y a de nombreux textes où j'avoue humblement n'avoir pas saisi grand-chose et où son écriture automatique n'a rien suscité en moi.
Sensation d'être passé à côté quand, par exemple, ne connaissant pas suffisamment les peintres ou les auteurs sur lesquels il écrit, je ne peux apprécier pleinement les poèmes qui leurs sont dédiés.
Bien sûr, je sens sa sincérité quand il nous partage son admiration pour Max Ernst, Man Ray, Miro ou Baudelaire.
Bien sûr, remarquable est son évocation de Picasso qui « nous a redonné, de la façon la plus audacieuse, la plus sublime, les preuves inséparables de l'existence de l'homme et du monde », qui cherche « une vérité totale qui joint l'imagination à la nature ».
Mais parfois, donc, ses mots me restent étrangers, ils passent sur moi sans aucune lumière.
D'autres fois ils s'éclairent, m'intriguent, me réveillent. Je prends ce que je peux prendre. J'en suis bien heureux et je m'en contente. Je ne saisis pas tout. Peut-être en suis-je incapable.
Parfois, dans tout un paragraphe, je n'attrape rien au vol. Pas grave, c'est ainsi. Tant pis si c'est un coup dans l'eau. Je ne crois pas qu'il m'en voudrait. Tout du moins je l'espère.
D'autres fois, il me perd en route. Ou bien sa pensée passe devant moi sans s'arrêter, elle me laisse de côté.
Moi, alors, je refuse la colère contre ces mots, même si je ne comprends pas où ils mènent. Je dis juste tant pis et je passe à la page suivante. Je ne m'avoue pas vaincu. Je sais qu'il y aura toujours une autre phrase, une autre source où se nourrir, que je gouterai, au sens où elle évoquera quelque chose en moi.
Toujours j'aime son exaltation et, quelques fois, sa puissance me laisse bouche bée.
Le côté ardu pour moi ce sont les parties durant lesquelles cet ouvrage théorise plus qu'il ne poétise. Je ne m'y attendais pas, cela m'a surpris.
J'avoue qu'il me perd un peu en route quand il théorise le surréalisme ou évoque le sur-rationalisme de Bachelard. Je comprends qu'il vante « l'imprudence intellectuelle », je saisis qu'il s'agit de « sentir autrement pour comprendre autrement » mais…. je ne saisis pas grand-chose d'autre….
Parfois, je le dis humblement, je n'ai pas compris et je m'interroge : peut-être n'y-a-t-il rien à comprendre ? Peut-être ai-je tort de chercher à comprendre. Peut-être devrais-je apprendre à ne pas chercher à comprendre.
Mais telle est ma nature. Chercher à comprendre est dans ma nature.
Je ne partage pas toujours son extrémisme, son côté péremptoire, la façon dont il tend, souvent, vers la turbulence.
Sa colère m'est un peu étrangère.
Fruit d'une époque qui n'est pas la mienne. Fruit d'une période très spéciale, de temps troublés et c'est un point très important je crois. On ne peut pas lire Eluard sans tenir compte du moment où il vécut (horreurs absurdes de la première guerre mondiale, montée des fascismes, 2ème guerre mondiale, essor de la psychanalyse, mouvement surréaliste…). Sans cela on ne comprend pas la tension constamment présente dans son propos, l'engagement politique du poète, marqué par son temps, les luttes sociales comme les guerres.
Sa passion absolue pour la liberté, sa révolte contre tout début d'abandon de sa liberté, il faut forcément les mettre en résonnance avec un temps où la liberté était autrement menacée qu'aujourd'hui (restons toujours vigilants quand même...).
Et j'aime sa liberté, cette façon d'ouvrir une fenêtre sur le large, cette espèce de vertige, comme devant le vide, cette assurance qui semble dire : je ne sais pas où je vais mais je sais devoir y aller et c'est tout ce qui compte.
J'aime son élan (« Nous imaginâmes l'inconnu. Notre idéal prit corps »), j'aime comme il engage au risque, tel un jazzman se jetant « Body and soul » dans son solo.
Y-a-t-il de l'orgueil en cela ? Sûrement.
Est-ce-malgré tout, aussi, ainsi, tenter la vie ? Et n'est-ce-pas mieux que de ne pas la tenter du tout, comme nous le faisons si souvent, aux jours insipides ? Ça se défend.
Finalement, après Eluard, il est encore de l'écriture.
Et peu importe, donc, toutes mes limites, toutes mes possibles erreurs d'interprétation, le poète m'a inspiré, CQFD.
Epilogue. Quelques lignes sur un cahier. J'ai ôté mes lunettes. Ou, plutôt, elles sont restées sur la table de nuit quand j'ai rallumé la lumière. Mes yeux de myope, collés au cahier, voient les mots s'inventer les uns derrière les autres et même, en s'approchant encore, voient l'encre s'emmêler en des lettres fragiles et maladroites. Comme si je redécouvrais l'encre de mon enfance, la magie des premiers mots, la fierté des premières pages d'écriture.
Oui, c'est cela, comme une preuve d'écriture.
Je veux dire, perdre l'écriture, écrire seulement via un clavier, ça serait perdre beaucoup. Au-delà du fond, la forme est déjà un trésor. Au-delà du sens, est le signe tracé par la main. La création pure. Cette trace c'est moi. Cette trace c'est mon existence. D'autres auraient pu écrire ces mots, mais pas exactement ces mots, je veux dire, pas tracés de cette façon, sur cette feuille-là. Cette trace c'est moi et moi seul. Je suis là :
Il reste une noblesse.
Et des mots arrachés à l'oubli.
Des mots qui s'osent nus.
Dans leur essence.
Même dénués de sens.
Comme la pulsation d'un coeur.
Qui commença un jour.
S'arrêtera un autre.
Et n'aura cessé tout du long.
C'est à prendre ou à laisser.
C'est ainsi.
La magie d'inspirer.
De donner à voir.
Qui l'eut cru ?
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