Je n’ai jamais réussi à t’en vouloir. On n’en veut pas à un père qui pleure. Tu semblais tellement désemparé, tellement malheureux d’avoir à m’annoncer cette triste nouvelle. Tu partais. Parce qu’il le fallait ; tu ne pouvais pas faire autrement, tu ne pouvais plus faire semblant. Tu avais longtemps réfléchi pour essayer de trouver une autre solution. Tu avais passé des nuits blanches à chercher comment faire, comment m’éviter cette douleur, ce traumatisme. Car tu savais que cela en serait un. Il ne pouvait en être autrement. Un père qui part est toujours une blessure, et ton départ l’a été. Alors, comment me faire comprendre ? Comment me dire ?
Si le bonheur découle de la régularité et des habitudes, sans doute Bernard Pinel était-il le plus heureux des hommes, chacune de ses journées étant la parfaite réitération de la précédente et une fidèle annonce de la suivante. Son existence était tellement bien organisée et programmée, qu’il avait élaboré un planning des différentes tâches à effectuer.
Le seul regret pourtant était ce monsieur
final, un peu trop courtois, distant et terriblement anonyme. Pinel eut envie de dire qu’il s’appelait Bernard et que c’était ainsi qu’il désirait qu’elle l’appelle mais il n’osa pas se doutant qu’une telle remarque pourrait paraître déplacée et surtout beaucoup trop prématurée.
En tant que grand médiocre qui se respectait et tenait à son rang, Bernard Pinel n’était bien entendu ni beau ni laid. « Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. » C’était un individu d’apparence quelconque. Superbement banal. Quasi transparent aux yeux de tous. Ni grand, ni petit ; ni gros, ni maigre ; il mesurait 175 cm quand il se tenait bien droit - ce qui, du reste, était plutôt rare - et pesait 74 kilos le matin, à jeun. Aussi s’inscrivait-il précisément dans les moyennes anthropométriques de la population masculine française, moyennes dont il avait un jour pris connaissance, non sans une satisfaction à peine dissimulée, en lisant un long article publié par l’IFTH, autrement dit par « l’Institut français du textile et de l’habillement », organisme national faisant, paraît-il, autorité en matière de mensurations. Taille moyenne donc, et poids moyen. Autant dire, à ses yeux, parfaits. En tout cas, idéalement adaptés à celui qui cherchait avant tout à se fondre dans la masse, à ressembler le plus possible à tout un chacun et, par tous les moyens, à disparaître.
Les devoirs de Pinel étaient comme nourris d’évidences, pétris de clichés. Car Pinel était bel et bien incapable de porter un quelconque regard novateur ou personnel sur une œuvre. D’un livre, il disait ce que tout le monde avait déjà dit. D’un texte, il ne relevait que ce que des générations d’exégètes avaient déjà relevé avant lui. D’un auteur, il pensait ce que tout un chacun pensait. En fait, il n’avait jamais eu le moindre coup de cœur personnel pour un style, pour un roman, pour un artiste. Il appréciait les classiques simplement parce qu’il ne pouvait en être autrement. On ne peut que reconnaître le génie d’un Montaigne, d’un Racine ou d’un Flaubert. Et de la littérature contemporaine, il ne connaissait presque rien, à l’exception des quelques polars médiocres qu’il lisait chaque été, et il n’éprouvait du reste aucun besoin de la découvrir.
Chaque semaine, il lisait des articles, se documentait, consultait des sites spécialisés, enrichissait ses connaissances et modifiait, selon les besoins et en fonction de ses dernières découvertes, ses menus. Cette obsession du bien manger remontait à son adolescence, période durant laquelle il avait commencé par développer une véritable phobie des graisses et du sucre dont il constatait les méfaits partout, tout le temps - il ne supportait pas les gros et avait l’impression qu’ils étaient toujours plus nombreux - et dont il était persuadé qu’ils constituaient une menace extrême pour notre société contemporaine, voire pour l’avenir de l’humanité.
Inutile de décrire ici l’émotion qui fut la sienne quand il arriva pour la toute première fois dans le supermarché de l’enseigne tant convoitée et qu’il retrouva enfin les produits de la marque distributeur, le logo bleu et rouge, et la logique d’organisation qui lui avaient tant manqué depuis que l’incendie avait dévasté son
Monoprix. Il en pleura, si bien qu’une cliente s’approcha de lui pour lui demander si tout allait bien et s’il avait besoin d’aide.
Impassible, il ne s’énervait jamais quand il était confronté à l’ignorance et aux erreurs nombreuses de ses élèves. Il rayait les fautes sans s’agacer, sans s’indigner et sans s’interroger sur leur possible origine. Contrairement à certains de ses collègues qui ne supportaient plus la nullité crasse et croissante de la majorité des collégiens, lui s’en accommodait tout à fait se souvenant peut-être de ses propres limites ou de sa propre scolarité.
Cette obsession du bien manger remontait à son adolescence, période durant laquelle il avait commencé par développer une véritable phobie des graisses et du sucre dont il constatait les méfaits partout, tout le temps - il ne supportait pas les gros et avait l’impression qu’ils étaient toujours plus nombreux - et dont il était persuadé qu’ils constituaient une menace extrême pour notre société contemporaine, voire pour l’avenir de l’humanité.
En fait, il était convaincu en son for intérieur que les Hommes avaient inventé des conceptions et théories idéalisées de l’amour ou de la sexualité dans le seul but de donner une forme de respectabilité à ce qui, en réalité, n’était à ses yeux que l’expression de nos plus bas instincts et de notre immonde bestialité. Instincts et bestialité qu’il avait justement toujours cherché sinon à rejeter au moins à dominer.