Toutes celles que j'ai choisies (de chroniquer) ont eu à se battre contre une adversité rampante, une hostilité diffuse et ceci du simple fait d'être nées femmes. C'était la règle, le monde n'avait pas vraiment été fait pour elles, bien qu'elles soient celles qui le faisaient effectivement en mettant au monde, justement, des quantités de bébés.
Rebecca de Guarna vécut au XIIIe siècle commençant, une époque où la tutelle virile et musclée n'avait pas encore totalement triomphé. Il existait dans un recoin de notre masculine Europe un petit flot de liberté féminine, non pas un quelconque gynécée renfermé sur sa propre chaleur, mais un vrai lieu ouvert où les femmes étaient considérées comme des êtres humains normaux, où elles étudiaient avec les hommes : l'école de médecine de Salerne, la première fondée en Occident.
(...) Ah, ces femmes de Salerne furent les premières à n'avoir pas peur du corps, à décrire enfin les menstruations et les complications de l'accouchement, à prôner la prévention, l'alimentation saine !
(...) Malheureusement, cette histoire finit mal. Les érudits(...) trouvèrent dans les parchemins qui leur venaient d'Orient la trace d'un vieux philosophe oublié : Aristote. On se passionna pour lui, il était la nouvelle idole. Or, par malheur, Aristote avait des dames une vision particulièrement odieuse. Thomas d'Aquin la trouva épatante. Il se produisit alors en un temps record une volte-face étonnante : la femme devint une handicapée mentale. C'est-à-dire que la moitié de la population occidentale fut brusquement considérée comme débile. Loin de trouver ce changement de situation incongru, la plupart des têtes pensantes masculines enfoncèrent le clou.
Dans le foutoir,, seul le vrai nietzschéen peut encore tirer son épingle du jeu. Mais c'est plutôt botter en touche si vous voyez ce que je veux dire ( moi-même je ne vois pas très bien, mais il ne faut jamais douter de son lecteur.
Il est enfin l'heure, tout le monde le dit, que le destin des femmes dans l'histoire soit pris en compte. Nous n'avons que trop peu de nanas brillantes à donner en exemple aux jeunes générations et si nous ne prenons pas garde ce manque à lui seul viendra perpétuer pour je ne sais combien de générations encore la triste hégémonie masculine.
En vertu de ses nobles héritages que les autres puissants lui contestaient au prétexte qu'elle n'était pas munie d'un pénis, Yolande d'Aragon se trouvait souveraine des terres réparties aux quatre coins de l'Europe, terres où de facto elle ne pouvait même pas se construire une masure.
L’horloge parlante
Elle existe toujours, et il existe encore des gens pour l’appeler. Autrefois, à l’autre bout du fil, on entendait : « Au quatrième top il sera exactement : 10 heures, 2 minutes, 30 secondes », ceci dit d’une belle voix masculine, grave, bien timbrée, lente.
Aujourd’hui on perçoit une voix féminine qui susurre l’heure toutes les dix secondes, mécaniquement.
L’évolution est déjà sensible à ce détail : l’heure s’est accélérée. Elle était l’objet d’une révélation rituelle au quatrième top, elle passe maintenant d’une dizaine de secondes à l’autre dans un flux inexorable.
Les bigoudis
Je me souviens du traitement auquel on soumettait ma chevelure de petite fille, dans les grandes occasions : on me faisait des papillotes, on mouillait mes mèches de bière et on les enroulait autour d’un tortillon de papier. Cela séchait très vite, et lorsqu’on déroulait ensuite, les boucles blondes faisaient un halo du plus bel effet autour de mon visage.
C’était magique, j’étais ravie, même si je restais entourée pour plusieurs heures d’une forte et suspecte odeur de bibine.
Mais c’était le prix à payer pour la splendeur.
Le buvard
J’oubliais toujours mon buvard, et c’était un manquement grave. La maîtresse prenait son air vache et disait : « Tu as encore oublié ton buvard. »
La chose était indispensable pour essuyer le trop-plein d’encre, pour retenir vite la bulle du liquide violet qui grossissait à vue d’œil sur le papier, s’infiltrant entre les fibres, prenant une forme laide de filandreuse méduse, gagnant une place effrayante et qui annulait d’un coup toute la peine que l’on avait eue à former les pleins et les déliés.
La couchette de seconde classe.
Il y avait dans les couchettes de seconde classe une odeur particulière, humée nulle part ailleurs : un mélange de métal, de poussière, de tabac refroidi, d’haleines fétides. On avait beau ouvrir la fenêtre pour aérer, ça restait, c’était incrusté.