Sans nul doute, la peinture de Țuculescu frappe par son exceptionnelle force chromatique, par les rapports insolites de couleur, par les intensités qui s’expriment de manière obsédante sur la rétine, par ce qu’on est convenu d’appeler, en utilisant un terme abusif et équivoque, sa hardiesse.
[Ion] Țuculescu est le peintre d’un rite : sans le comprendre, nous ne pourrons jamais trouver la véritable route qui mène vers l’essence de son art. Ce rite qui se compose d’éléments ancestraux et d’une troublante anticipation s’organise dans une direction qui nous sera suggérée par les paroles de Paul Klee : « Je cherche, dit-il, un point éloigné qui se situerait à l’origine de la création, et je pressens une formule pour l’homme, pour l’animal, la plante, la terre, feu, l’eau, l’air, ainsi que pour toutes les forces giratoires. »
Soirée érotique
Où que tu sois je te porte alentour,
Si je tends la main je sens tes genoux et tes seins,
Si je regarde je vois les cygnes sauvages
Qui tremblent sur les eaux du bassin.
Et pourtant non, non, je ne veux plus partir,
J’attends une nuit au calme purpurin,
Ah, le soleil, le soleil qui plus ne se couche
Pour qu’avec les serpents et les fleurs nous reposions dans le jardin.
(traduction en français par Aurel George Boeșteanu)
Enfance
Je ne me souviens plus des jours pâles
D’un été qui m’avait oublié dans son jardin vieillissant,
Je ne me souviens plus de la rumeur éteinte de la plaine
Mes rêves d’alors c’est la forêt d’ormes qui les rêve.
Je ne vois que les maisons blanches et le bétail descendant vers le soir,
Les ailes noires des moulins sur le grand ciel vide
Des touffes de cuscute et les épines à fleurs violettes
Dorment, les yeux ouverts, près du chemin.
La haute clôture ne me laisse pas avoir souvent
Les noces et leurs cortèges bruyants et sauvages ou les enterrements pareils au brouillard,
Autour des pommiers et des griottiers somnolents j’aperçois encore parfois
Le sourire vague, énigmatique de l’après-midi.
Mais quand je veux m’approcher, tout s’élève et disparaît,
Ainsi qu’un vol d’oiseau devient invisible à l’horizon –
À peine s’il m’en reste dansante, hésitante dans l’air
Une plume bleue.
(traduit du roumain par Claude Sernet)
Métamorphose
Ni vos pensées intimes, ni les fleurs ne l’avouent,
Ni les brumes de l’automne, que j’en perds la raison –
Moi seul je l’assume et me prends pour un fou,
Quand ma vie et ma mort je mets dans une chanson.
Je brûle en mi-journée comme si j’oublie de mettre
Mes pas dans une seule herbe, une route et une porte
Que je traverserai comme la lune par la fenêtre,
Ou le silence des saules qui bordent la Mer Morte.
Ma joie est vive quand passent un an et une saison,
Quand dans des glaces obscures mon visage s’attable,
Et l’envie me revient de troquer mon chainon
Contre cui que l’océan enfouit dans le sable.
Je vis plus qu’une rosée des champs, plus longuement
Que l’oiseau des forêts et je me pense fort :
De voir l’étoile maitresse briller au firmament,
S’éparpiller cette heure de plomb dont elle ressort.
Il est matin maintenant au ciel comme une extase
Sur une face dévastée. L’aurore nous inonde…
Je grave dans mon âme comme dans une perle éclose,
En lettres de silence, l’espoir de tout un monde.
*
Traduit du roumain par Cindrel Lupe
Hymne aux inconnus
J’ai toujours vécu parmi les humbles gens,
Inconnus et toujours mélangés à la foule,
Grands et petits, joyeux et tristes, laids et beaux,
Hardis et constamment inquiets comme les peupliers,
Affrontant les orages de leur vaste poitrine,
Ou mélancoliques rêvant de leurs ombres perdues,
Sommeillant entre les vagues regrets
Pour les choses qui n’ont eu lieu d’être
Et les futurs espoirs calmes.
J’ai été leur flûte désespérée,
Leur serein buccin du soir et la folle flûte;
Entre rires et pleurs, espérant le printemps,
Imaginant le jour selon la forme des nuages,
Aux vêpres, revenant par les ruelles obscures,
De mes années passai-je une part tout en chantant.
J’ai toujours vécu parmi les humbles gens,
Ceux qui des cités érigent et changent les fondements du monde –
Le vent et la pluie les poursuivent à jamais
Embrassant leurs traces. J’incline mon front,
Devant eux en témoignant mon trésor,
Je ne crie vaines paroles, voudrais-je les voir passer
A travers mon rêve comme sur un champ ouvert
Avec des horizons qui ne trompent
Qu’ils passent toujours même s’ils ne comprennent pas
Qu’ils marchent dans des terres qui leur appartiennent.
Que mon nom entièrement leur advienne
Que je reste comme la fontaine perdue dans la plaine,
Dont on n’a jamais connu le bâtisseur
Seule, entourée de peu d’ormes ou acacias,
Aux carrefours des temps.
Une raison de larmes ne serai-je à personne,
Sauf si à travers les larmes la douleur s’effacerait –
Que je sois à jamais où je suis – où je l’ai toujours été,
Chanteur errant, à travers le monde.
Prématurément gris – comme un saule,
Je me tiens au midi du jour hébété par tant de soleil,
Et je retourne toujours par là où je fus,
Parmi ceux sans un nom,
Et avec chacun d’eux seul je me confonds.
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe
Le chef de la justice, en costume de soirée mais nu en dessous de la ceinture, se faufilait sur la pointe des pieds au milieu des chaises et des lits, une main devant son sexe.
(p. 115)
Depuis « Trântorul » (Le faux-bourdon) d'Emil Botta, je n'ai pas lu de proses fantastiques roumaines plus troublantes que celles-ci.
[De la « Trântorul » lui Emil Botta n-am citit alte proze fantastice românești mai tulburătoare ca acestea.
(Ov. S. CROHMĂLNICEANU, p. 255)]
Thou art like a pilgrim, which abroad hath done Treason…
John Donne, Divine Poems
(exergue d'Echinoxul nebunilor [L'équinoxe des fous], p. 215)