Hamsa

— Je conseille à mes clients d’utiliser l’astrologie comme un bulletin météo. Moi, j’analyse le potentiel de leurs planètes, et je les informe du temps qu’il fera, afin qu’ils gèrent leur vie en toute connaissance de cause. Je ne me substitue jamais à eux. Je ne décide rien pour eux. Je les préviens qu’il neigera ou qu’il fera beau. Il leur appartient ensuite de se munir de pneus cloutés ou d’un chapeau de paille.

— Votre parallèle avec la météo me plaît beaucoup, madame. Je suis impatiente de connaître la mienne.

— Pardonnez–moi mon long préambule, mais comme c’est la première fois que vous venez, je tenais à préciser ma manière de procéder.

— Ne vous excusez pas, madame. C’est très instructif !

— Tant mieux. Donnez–moi la date, l’heure et le lieu de votre naissance.

Francine lui tendit une feuille de papier pliée sur laquelle elle avait inscrit d’avance ces renseignements.

Madame Merre les entra dans le logiciel de son ordinateur en pianotant avec deux doigts déliés. Elle se parlait en même temps à mi–voix :

— Vingt–sept ans… Saturne bientôt en piste pour une seconde ronde… Les prémices d’un nouveau cycle …

Quelques secondes plus tard, le ciel de Francine s’afficha sur l’écran de 27 pouces qui trônait sur un trépied. Après un bref coup d’œil, l’astrologue demanda d’un ton neutre :

— Votre heure de naissance est exacte à la minute près ?

— Oui. Du moins, c’est celle qui figure sur ma fiche–d’état civil.

Elle gribouilla des chiffres sur un cahier à spirale avant de décréter :

— Puisque l’heure est bonne, il n’y a rien de terrible ou de dangereux qui se prépare… Alors, qu’est-ce qui vous tracasse ? Pourquoi donc êtes–vous venue me consulter ?

— Un groupe d’amis envisage de transformer un ancien entrepôt industriel en appartements. Cela revient nettement moins cher que d’acheter dans un immeuble classique. Il faudrait pour cela que je contracte un prêt immobilier. J’ai peur de ne pas pouvoir payer les traites ensuite.

— Vous avez un travail stable, pourtant.

— J’ai été recrutée récemment. En cas de marasme, je serai parmi les premières qu’on licenciera.

L’astrologue étudia son écran, ouvrit un livre d’éphémérides semblable à un horaire de train, feuilleta plusieurs pages, revint en arrière, et parcourut plusieurs lignes avec une loupe. Enfin, elle tendit du papier et un crayon à Francine :

— Si vous voulez prendre des notes…

— Volontiers. Merci, madame.

— Si c’est votre situation financière qui vous préoccupe, vous n’avez rien à craindre. Vous traversez une période de forte chance matérielle qui durera plus d’un an et qui atteindra son pic dans deux mois. Une promotion professionnelle, sans doute…

— Je n’en attends aucune. Je suis dans cette boîte depuis trop peu de temps.

— Vous aurez une excellente opportunité d’étoffer votre compte en banque. Quelque chose que vous n’avez pas brigué. Une aubaine vous sera servie sur un plateau d’argent. Un concours de circonstances indépendant de votre volonté vous propulsera dans une situation en vue…

— Vous êtes sûre ?

— Je suis catégorique.

— Dans deux mois… c’est–à–dire vers la fin du mois de mars ?

— Oui.

— Franchement, je ne vois pas comment.

— Moi non plus. Cependant, je répète que l’argent ne sera pas une source de soucis. Vous aurez les moyens de vous acheter un appartement, si vous le voulez… En revanche, à la même période, vous subirez une violente tempête affective et sensuelle. Vous serez forcée de faire un choix qui influencera toute votre existence.

— Encore une fois, je ne vois pas comment. Je n’ai aucun homme dans ma vie.

— Ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera plus demain.

— C’est peu probable. Je me consacre entièrement à mon travail. Les fins de semaine, j’apprends l’arabe et le chinois. Je ne cherche pas d’amoureux… ni les galipettes.

— Vous êtes sceptique, et c’est bien normal. Vous verrez. Vous verrez que Cupidon ne fait pas battre le tocsin avant de décocher ses flèches foudroyantes. On ne peut pas se prémunir contre ses facéties.

Quoi qu’il en soit, retenez bien ceci : aussi vrai que le printemps succède à l’hiver, fin mars, mi–avril au plus tard, vous serez empêtrée dans les rets de la passion. Le dieu de l’amour aura inoculé son meilleur levain dans chaque fibre de votre chair et dans chaque noyau de vos neurones. Il aura chamboulé votre libido sens dessus dessous.

Madame Merre marqua une brève pause avant de conclure avec force :

— Vous vous trouverez à la croisée de deux routes. Une fois engagée dans l’une ou dans l’autre, il vous sera impossible de rebrousser chemin. Et cela, que vous ayez fait le bon ou le mauvais choix. Ce sera un aller simple. Le jour J, n’oubliez pas cette mise en garde.

Son ton était devenu solennel. Elle était soudain transfigurée par une inspiration digne de la pythie de Delphes. Francine était impressionnée malgré elle. Pour se défendre contre cette vision saugrenue, elle feignit la désinvolture.

— Eh bien, ce jour–là, je reviendrai vous consulter…

Madame Merre la fixa d’un regard pénétrant.

— Inutile, car je n’aurai rien de plus à vous dire. C’est vous, et vous seule, qui tiendrez les rênes de votre destinée. Vous seule aurez le pouvoir de décider de la direction à suivre. Mon rôle se limite à vous conseiller en traduisant les signaux que les planètes vous prodiguent. Quand vous serez tenaillée par le doute, rappelez–vous que l’argent achète tout, sauf l’amour. Obéissez à la voix de votre conscience et de votre cœur. C’est ainsi que vous surmonterez les écueils.

— Comment ça ? Quels écueils ? Vous pouvez être plus concrète ? Je ne suis pas certaine d’avoir compris.

— Vous comprendrez le moment venu… À présent, vous devez partir, car mon prochain client ne va pas tarder.

Elle se leva, une lueur bizarre dans les yeux, et ajouta avec un sourire énigmatique :

— Vous avez une belle âme. Prenez-en soin. Et tâchez d’être heureuse, mademoiselle Lécuyer. Vous le méritez. En cas de nécessité absolue, vous pouvez m’appeler, après 21 heures.

— C’est gentil de votre part, madame. Je me permettrai de vous déranger seulement si je suis confrontée à un problème grave.

— Sauvez–vous vite maintenant !

Francine n’osa pas insister. Elle posa les 140 euros de la consultation sur un coin de la table et s’en alla, l’esprit embrouillé par les paroles de la pythonisse.

Elle était dubitative. D’un côté, madame Merre semblait compétente, sympathique et pleine de bon sens. De l’autre, ce qu’elle avait prédit était trop extravagant.

Ce n’était pas bien grave, après tout. Dans le pire des cas, elle aura perdu un peu d’argent. En revanche, elle aura passé un moment peu banal en compagnie d’une femme bien élevée, et elle aura glané quelques conseils qui s’avéreront peut–être utiles.

Que désirer de plus en ce samedi d’hiver venteux ?

Elle boutonna son manteau jusqu’au col, s’emmitoufla la tête dans son châle, et se dirigea vers la bouche du métro.