Un instinct fondé sur la mémoire de la connaissance sensible nous fait redouter la malchance, qui apparaît soit comme une punition soit comme une injustice, tandis que la chance au contraire est bien trop vite considérée comme un visa accordé par la Vie à notre subjectivité. Les êtres humains qui ont la possibilité pleine et entière de se fier à leur perception intelligible, que nous nommons dans ce livre les évoluteurs, apprennent à prendre du recul sur les fluctuations entre le favorable et le défavorable. En tolérant mieux les contrastes, ils peuvent changer la mise de ce qui apparaît, transformer les significations événementielles. La notion, par exemple, de cadeau empoisonné, laisse entendre qu'une situation définie comme faste peut dissimuler des principes toxiques, tandis que l'inverse est vrai également, puisque toute «crise» - pour un être ouvert - débouche sur une transformation, et non pas sur une répétition du préjudice.
Pourquoi avons-nous oublié le kaïros, l'instant propice ? Kaïros désigne ce moment pendant lequel le moi, l'individu, et le non-moi, tout ce qui lui fait face, non seulement peuvent cesser d'être des adversaires, mais coïncident parfaitement. Le moteur de notre perception sensible consent plus ou moins aux changements perpétuels que le passage de la durée transporte tandis que celui de notre perception intelligible souhaite davantage, puisqu'il trouve dans le flux du temps des repères homogènes, des points fixes, qui permettent de trier les alluvions immenses que le présent charrie, et auxquels il ne cesse de nous soumettre. Dès le départ, le temps nous divise en deux, car il s'adresse simultanément à notre âme sensitive, notre présence contingente au monde, et à notre perception intelligible qui interprète les événements au lieu de seulement les ressentir, et leur attribue une valeur.
En théorie, les événements qui ont de la valeur sont reproductibles, et le moi cherche ainsi à ancrer dans sa vie quelques habitudes qu'il juge nécessaires, mais ce procédé se heurte à différents adversaires. Le moi sensitif trouve souvent pénibles les tâches fixées par le moi intelligible et, d'autre part, par la simple usure des choses - l'entropie, les processus qui étaient à leur origine amplement justifiés par leur nécessité, peuvent perdre de leur efficacité en devenant de simples routines, ou en ne correspondant plus aux besoins véritables, toujours poussés en avant par le flux inexorable du temps. C'est sans doute la raison pour laquelle les cultures distinguent - dans le long serpent du temps qui coule et dont la queue est le lointain passé, la tête le présent, et l'avenir la langue qui se lance en avant -la chance et la malchance.
Le réel demeure multiple, mais s'il est Un, plusieurs orientations peuvent être suivies en même temps pour fonder le moi dans le non-moi le plus complet possible.
RENVERSER LE NÉGATIF
Le hasard n'existe pas dans cet univers ;
Vidée d'illusion est elle-même une illusion.
Il n'y a jamais encore eu dans le mental humain
une illusion qui ne voile ou ne déforme une vérité.
Sri Aurobindo.