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Citation de Partemps


Reza Afchar Naderi

Vous soulignez la particularité de la poésie iranienne, « partie intégrante de l’ADN perse », qui irrigue la vie quotidienne, civile, politique et culturelle. Qu’est-ce qui explique la persistance inégalée — y compris chez la jeunesse — de cette passion ?

La poésie accompagne les Iraniens dans leur quotidien depuis plus d’un millénaire. Ferdowsî, le chantre de l’iranité, né au Xe siècle, a composé une épopée nationale en 60 000 distiques (120 000 vers) ; les Iraniens se sont emparés de cette somme poétique, rédigée en « pur parler persan », pour marquer leur différence face à l’envahisseur arabe et la domination islamique. Aujourd’hui encore, les vers de Ferdowsî sont sur toutes les lèvres persanes — toutes générations confondues. La persistance de la forme poétique dans l’âme perse s’explique peut-être par le besoin d’un ciment artistique réfractaire à travers les siècles, puisé dans un patrimoine considérable, afin de résister à des siècles de tyrannie. Si, comme l’affirme André Gide, « l’art naît de contrainte », les despotismes successifs n’auront pas manqué d’affûter sans cesse l’art persan de la poésie… par la force des choses. Il me semble que la « persistance » de cette « passion » poétique que vous évoquez provient de ce que la poésie, étant immatérielle, cryptée, concise, insaisissable, s’installe mieux que toute autre forme d’art dans les maquis artistiques de la résistance.

Vous expliquez aussi que la traduction de la poésie persane « ne saurait faire l’économie d’un décryptage systématique de sa charge politique et sociale ». La figure de Simine Behbahani est sans doute la plus inspirante de ce point de vue, dans la galerie que vous présentez. La poésie persane est-elle donc fondamentalement engagée ?

La figure de Simine Behbahani, de même que les personnalités d’Ahmad Shamlou, Mehdi Akhavan-Sales ou encore Houchang Ebtehadj, emploient toutes le recours au sens caché. Les Iraniens qui rencontrent, dans leurs écrits, les vocables « hiver » ou « rose » savent bien que la référence est politique, qu’elle renvoie à des événements et à des dates bien précises de l’Histoire contemporaine, à des traumatismes et à des soubresauts qui ont marqué l’époque. La poésie persane ne souffre pas les jeux formels. Car elle est un viatique sur le chemin de la survie mentale et physique de ceux qui la composent, la lisent, la partagent. Là où les pays démocratiques ne voient plus l’importance vitale de cet art et en font usage ludique dans leurs bacs à sable culturels, comme un loisir parmi d’autres. Je dirais donc que la poésie persane, celle incarnée par la pléiade présente dans cette anthologie, est essentiellement engagée. Mais j’ai employé, plus précisément, le terme « libertaire » car l’engagement politique n’est pas toujours porteur d’indépendance et de lucidité humaniste pour ceux qui le pratiquent. Quant aux poètes persans s’adonnant aux prouesses esthétisantes, s’il en existe, ils demeurent invisibles pour la grande majorité des lecteurs. De même qu’au plus fort de la tempête, on fixe du regard l’homme qui tente de redresser la barre, plutôt que celui qui dépose des fleurs dans votre cabine.

Deux grandes tendances interprétatives s’affrontent souvent à propos des grands poètes classiques persans : certains les ramènent à une forme de mystique symbolique et considèrent qu’en parlant d’ivresse ou d’amour ils n’emploient, en fait, que des métaphores pour signifier le rapport au divin (dans une interprétation soufie) ; d’autres défendent au contraire une vision résolument épicurienne et matérialiste de cette poésie. Où se situent aujourd’hui les poètes contemporains que vous présentez ?

J’ai envie de vous répondre que leur rapport avec la poésie est inévitablement matérialiste, ancré dans l’immanence. Même si Chafii Kadkani a établi une édition critique du Langage des oiseaux du mystique Farid ed-Din Attar — ce qui ne l’empêche pas de faire revivre les vers de Saadi, de Chiraz, à travers ses propres poèmes. Le rapport à l’autre, immanent et social, est toujours là. Chamlou, lui, fait revivre Hafez à travers une édition portant son empreinte. Quant à Khayyam, il est omniprésent à travers tout poème amoureux rendant justice aux bienfaits de ce monde, à travers le séjour transitoire qui est le nôtre. Je pense en premier à Forough Farrokhzad, la plus sulfureuse et la plus passionnée. Simine Behbahani, toute poétesse nationale qu’elle soit, fait la part belle à la séduction et à la joie de vivre (« Ah j’ai aimé »), et ce jusqu’à l’âge le plus avancé qu’il soit permis de vivre (« La vieille Ève »). La forme antique du ghazal, poème lyrique par excellence, est toujours à l’honneur — d’un poète à l’autre. Il existe, bien entendu, comme vous le mentionnez, une tendance mystique et une tendance matérialiste dans la poésie persane. La première mieux connue, hélas, que la seconde… Cette dernière est pratiquement inconnue en France, où une caste d’éditeurs et d’universitaires se complaît surtout à promouvoir la vieille tradition soufie, sur fond de méditation transcendantale et de danses extatiques de derviches tourneurs… Nous avons là affaire à une sorte de tourisme orientalisant dans un ailleurs atemporel. Comme si la modernité poétique devait demeurer du seul ressort de l’Occident alors que la mystique, sous son jour poétique, serait issue essentiellement d’un Orient que l’on voudrait hors du temps, occupé aux pratiques méditatives. Aussi, je souhaite que cette anthologie aide à déciller quelque peu les regards de ceux et celles qui nourrissent ici, en France, des représentations toutes faites de la poésie persane. Et qu’elle montre le chemin de la vraie modernité dans le champ poétique. Celle qui s’appuie sur les acquis patrimoniaux.
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