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Citation de Ahoi242


Comment de tels mouvements peuvent-ils voir le jour ? En quoi une ville comme Bristol présentait des caractéristiques propices à de telles innovations musicales ? Les migrants issus des Antilles britanniques forment une communauté importante au Royaume-Uni et notamment à Bristol où une population d’origine jamaïcaine vit dans le quartier de Saint-Paul. Cette ville est confrontée au début des années 1990 à une situation économique très délicate. Comme le montre l’étude de Christine Chivallon (2002), à Bristol en 1991, la communauté des Antillais est très fortement touchée par le sous-emploi avec un taux de chômage de 21 % et se voit offrir peu de perspectives. Dans ce contexte, et pour tromper l’ennui, la jeunesse d’origine jamaïcaine a l’habitude de se réunir dans des grands « sound systems ». Lors de ces événements festifs organisés dans la rue ou dans des clubs, des DJ font danser la foule en mixant des disques grâce à du matériel mobile. Ces fêtes constituent un pilier de la culture jamaïcaine. Elles sont apparues dans les ghettos de Kingston à la fin des années 1940 quand la population pauvre ne pouvait fréquenter les salles de spectacle, les clubs et encore moins acheter des disques. Dans les années 1960, ces sound systems ont pris une importance considérable et le rôle du DJ n’a cessé d’augmenter. On attend alors de lui qu’il modifie la musique par des effets, qu’il intervienne vocalement, qu’il allonge les parties instrumentales… C’est ainsi qu’est né le dub, à l’origine un remixage réalisé en temps réel par le DJ. Cette pratique a eu une influence énorme sur la musique du XXe siècle, en constituant notamment le terreau sur lequel va naître le rap. À Bristol, le plus important de ces sound systems est The Wild Bunch, formé dès 1983. Sa notoriété est telle que son audience dépasse largement la seule communauté jamaïcaine et qu’il a même son quartier général : le Special K’s. Dans ce café se précipitent tous ceux qui veulent se faire repérer par les membres du Wild Bunch : des DJ, des musiciens amateurs, des graffeurs, des rappeurs… De ce collectif hétéroclite émergent bientôt des figures de proue : le graffeur Robert Del Naja et les DJ Grant Marshall et Andrew Vowles qui fonderont Massive Attack, les musiciens Roni Size, Tricky, ou encore Nellee Hooper qui deviendra plus tard un producteur à succès (il travaillera avec Björk, Madonna, Janet Jackson, U2…). Bientôt, c’est toute une ville qui vibre aux sons de cette musique qui se propage de sound systems en sound systems et dans les clubs. Comme l’écrit Jean-Daniel Beauvallet : « En ville, The Wild Bunch impressionne : à eux les disques les plus rares, les fringues les plus exclusives, les plans les plus audacieux (des voyages au Japon ou à New York, à l’invitation d’une vieille copine locale : Neneh Cherry). Mais la nouveauté vient surtout des platines, de ce vertigineux melting-pot où chacun importe ses obsessions sans que le résultat final ne perde en sensualité, en fluidité… Devant eux, les vocations naissent, d’autres s’épanouissent au contact de ce collectif aux frontières mouvantes. » C’est de cette mixture sonore qui associe les racines jamaïcaines au hip-hop, à la soul, au jazz et à la musique électronique que va émerger progressivement le trip-hop. Un de ces personnages, fasciné par l’ascension de cette scène nouvelle, est Geoff Barrow. Originaire de la ville de Portishead, il est employé au Couch House Studio de Bristol. Passionné de hip-hop, il peut côtoyer grâce à cet emploi de nombreux musiciens. Il fait ainsi la connaissance des membres de Massive Attack au moment où ces derniers enregistrent leur premier album en 1991. Durant ces sessions, le groupe le laisse expérimenter et enregistrer ses propres compositions lorsque le studio est libre. Dans une agence pour l’emploi de la ville, il fait la connaissance de Beth Gibbons, une chanteuse qui se produit alors dans les pubs de Bristol. Cette rencontre est déterminante. Elle permet à Barrow de lancer sa propre formation baptisée en référence à sa ville natale. Enrichi du guitariste Adrian Utley et de l’ingénieur du son Dave McDonald, le groupe réalise trois maquettes qui lui permettent de signer en 1993 un contrat avec le label Go! Discs. Dummy, leur premier album, sort en 1994. C’est un chef-d’œuvre qui connaît un succès immédiat au Royaume-Uni. Mélange de samples d’origines très variées (du jazz au rock en passant par les musiques orchestrées pour les films de Lalo Schifrin) et assemblés sur des rythmes de hip-hop, la musique de Portishead s’accorde à merveille avec la voix déchirante de Beth Gibbons. Salué par de nombreux magazines spécialisés comme le meilleur album de l’année, Dummy remporte en 1995 le prestigieux Mercury Music Prize. Le titre Glory Box est un hit dans le monde entier. Largement utilisée par la publicité, le cinéma ou la télévision, la musique de Portishead va grandement contribuer à la diffusion du style trip-hop. Si Massive Attack peut être considéré comme le groupe fondateur de ce type de musique, Portishead est rapidement devenu le principal porte-parole du « Bristol Sound ». Le magazine Rolling Stone a classé Dummy en 414e position de son classement des 500 meilleurs disques de tous les temps. De parents jamaïcains, Roni Size est également un enfant de Bristol. Il a grandi dans le ghetto de Saint-Andrews, se passionne très tôt pour le mixage et la production et fréquente assidûment les sound systems et les clubs. Au début des années 1990, alors qu’il officie déjà comme DJ, il fait la rencontre de ses futurs partenaires du collectif Reprazent. Ils décident de créer leur propre label Full Cycle afin de trouver des débouchés pour leur musique dans laquelle ils entendent revenir à des sons plus agressifs et rudes, et qui deviendra plus tard la drum and bass. En 1997, ils publient New Forms leur premier album chez le label londonien Talkin’ Loud. Ce disque rencontre un grand succès public mais aussi critique. New Forms remporte également en 1997 le Mercury Music Prize. Avec Roni Size, le grand public découvre la drum and bass et de nombreux artistes lui emboîteront le pas. On le voit, l’histoire de ces deux disques, et plus largement des courants musicaux qu’ils ont contribué à diffuser, est intimement liée à un territoire : Bristol et son agglomération. Cette aire géographique, de taille restreinte, a permis à des réseaux d’acteurs de produire des innovations dans le domaine de la musique. La liste des artistes et formations qui ont émergé à cette époque de la scène musicale de Bristol est impressionnante : à Massive Attack, Portishead et Roni Size, il faut notamment ajouter Tricky, Alpha, Day One, Smith & Mighty, ou encore Carlton. Il est alors possible ici de relire l’histoire du « Bristol sound » à la lumière des travaux sur les réseaux territoriaux précédemment évoqués. On note tout d’abord l’importance du volet culturel. Le mode de production initial du trip-hop puis de la drum and bass, le sound system, est profondément ancré dans la culture jamaïcaine. Ces courants musicaux sont d’abord et avant tout une forme d’expression portée par une communauté. Mais leur naissance n’est pas le résultat d’une vision définie a priori. Les DJ, musiciens, producteurs et gérants de salles qui se lancent dans l’aventure, le font sans doute par goût, envie et ambition, mais ne peuvent savoir ce qui ressortira de cet engagement. Les caractéristiques du trip-hop et de la drum and bass que nous avons tenté de résumer plus haut, sont le résultat de cette association d’acteurs qui affinent leurs compétences et leur vision chemin faisant. Dans cette aventure collective, la collaboration est de mise. Elle est facilitée par la proximité culturelle et géographique. Un individu qui ne respecte pas les autres prend le risque d’être exclu de la scène de Bristol. Les sound systems sont typiquement des lieux de socialisation qui permettent à chacun de montrer ses compétences et sa capacité à « donner autant qu’il reçoit ». Pour autant, bon nombre de ces acteurs sont des DJ ou des musiciens qui veulent faire carrière. Les relations qu’ils entretiennent relèvent ainsi de la « coopétition ». Ils sont partenaires mais aussi adversaires. Le sound system est aussi le lieu où s’organise une concurrence farouche entre DJ pour s’imposer. De leur côté, les patrons de clubs cherchent à enrôler les meilleures formations, tandis que les groupes sont en concurrence pour obtenir le soutien des maisons de disques… La scène de Bristol n’aurait pu voir le jour sans une assise culturelle très forte et le partage de codes et de valeurs. Mais son histoire est aussi faite de luttes d’influence, de concurrence et de désaccords. Le succès grandissant du Wild Bunch a par exemple suscité des critiques de la part des organisateurs de concert de Bristol qui reprochaient au collectif de leur voler leur public. De même, un musicien comme Tricky, autre pionnier du trip-hop avec son album Maxinquaye (1995), a souvent eu des relations tendues avec d’autres acteurs de la scène de Bristol. Après avoir fréquenté le Wild Bunch et collaboré avec Massive Attack sur leur premier album, il entra en conflit avec le groupe et préféra privilégier une carrière solo.
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