Alberto Moravia

Mon père me bat, surtout pendant les repas, à table, lieu voué aux disputes familiales. Il me gifle non pas tellement parce que je m'oppose à lui mais, surtout, parce que je m'oppose à lui avec raison et qu'il ne veut pas le reconnaître. Mon père est veuf et moi je suis sa fille unique. Nous vivions seuls, hors des complications modératrices d'une véritable famille ; et, tous les deux, nous nous abandonnions, sans que rien nous arrête, à nos sentiments, à nos sensations, moi à la haine, lui à la sensualité. Mon Dieu, quel âtre sensuel est cet homme ! Et encore s'il ne le montrait pas ! Mais non, il l'est ouvertement et sans la moindre pudeur. A plus de soixante ans il fait venir des call-girls dans notre appartement (je surveille leur arrivée à travers une fente de la porte de ma chambre où, ces jours-là, je me barricade) ; il s'attaque à la vertu de nos bonnes jusqu'à leur mettre les mains quelque part pendant qu'elles servent à table ; il cherche même à aborder mes amies en se précipitant pour leur ouvrir la porte lorsqu'elles viennent me voir. Je n'ai rien contre le sexe, qu'est-ce que vous allez imaginer ? mais, en revanche, lorsqu'il monte à la tête des gens, je suis absolument contre. Mon père est intoxiqué par la sensualité comme d'autres le sont par l'alcool ; et c'est vrai qu'il a quelque chose de l'ivrogne : une sorte de reflet rougeâtre au bas du front, sur ses joues grasses, son nez bulbeux, son menton rond comme une boule. Et cet homme ultra-sensuel est aussi un menteur. Il ment avec une effronterie incroyable ; et si je le démens, il n'hésite pas, comme je l'ai déjà dit, à me battre.