15 mai 2023
Rencontre avec l'écrivain italien Alberto Moravia (1907-1990), auteur entre autres du roman «Le Mépris». Il est question des notions de curiosité et d'ennui dans sa vie; des débuts de sa carrière d'écrivain romancier; de la place à la morale et les valeurs sur lesquelles il se base pour réaliser son uvre littéraire; de sa conviction athéiste; de son engagement dans la cause nucléaire dans le monde, etc.
Source : Rencontres, 29 janvier 1985
Animatrice : Denise Bombardier
J’attribue beaucoup d’importance à ma maladie et au fascisme, car, à cause des deux, je dus souffrir fort et fis beaucoup de choses que je n’aurais pas fait autrement. C’est ce que l’on est forcé de faire qui forme notre caractère, pas ce que nous faisons de notre libre volonté.

- En effet, mais quelle est donc ma manière de faire l'amour ?
Elle me dévisage un moment, puis m'explique :
- Tu fais l'amour toujours de la même façon. Tu t'allonges sur le dos et tu veux que je te monte dessus. Tu vois, déjà en disant la façon dont nous faisons l'amour, j'en donne une idée fausse, incomplète et vulgaire. Mais continuons. Pourquoi veux tu que je sois dessus et toi dessous ?
Je me le suis souvent demandé et toi même tu me l'as expliqué : pour mieux me regarder, d'une manière plus détachée et plus contemplative. Et en effet, de temps à autre, tu me dis que, durant ces instants, mon visage te rappelle celui de la Vierge, dans une église où te conduisait ta mère quand tu étais enfant.
Qu'est ce que tout cela, sinon une espèce de voyeurisme, disons, mystique ? Moi, c'est tout à fait ce que je ressens, d'autant que cette idée, en un sens, religieuse que tu te formes de moi influe sensiblement sur mon comportement pendant l'amour. Car je me rends compte que tu "veux" que je ressemble à une Vierge et, pour cette raison, j'essaie de ne pas montrer le plaisir que j'éprouve et je m'efforce de donner à mon visage une expression sereine, immobile, impassible, et pourtant, si je me laissais aller, Dieu sait quelles grimaces je ferais, comme on en fait toujours pendant l'amour !
Quelle barbe de faire semblant d'être la Vierge pendant que l'homme qu'on aime vous baise !
L'amour-propre est une curieuse bête,qui peut dormir sous les coups les plus cruels et puis
s'éveille,blessé à mort,par une simple égratignure.[La belle Romaine]
En Italie, la contestation a eu deux époques : une a été individuelle et a concerné le mode de vie, l'autre s'est exprimé dans le terrorisme.
Le mouvement premier m'a été sympathique. Je déteste la seconde.
En 68, c'est la première fois que je me suis senti en accord avec un mouvement politique. Je suis un homme de gauche, mais je ne peux pas être pro-soviétique. J'ai une haine sauvage contre Staline.
Staline a été la ruine du socialisme.
Toute ma vie j'ai été antifasciste, mais en étant un intellectuel.
Je ne peux pas penser que ce qui arrive en URSS soit un bien pour les intellectuels.
1986.
L’amour est certainement et avant tout un sentiment ; mais aussi une ineffable et quasi spirituelle communion des corps […]
Maintenant que j'étais dépouillé de l'illusion de l'amour, je prenais conscience de chacun de mes actes, même du plus insignifiant.
Je savais qu'elle avait sur les prêtres et sur la religion des idées bien déterminées. C'étaient, disait-elle, de bien belles choses; mais, en attendant, les riches restaient riches et les pauvres restaient pauvres.
... on peut être parfois absolument fidèle et cela sans aimer… Dans certains cas même, la fidélité est une forme de vengeance, de chantage, de revanche de l’amour-propre…
Que m'arrive-t-il ? Quelque chose vient de se débloquer dans mon intérieur. Quelque chose qui monte jusqu'à ma tête. Comme un serpent, comme le serpent de l'énergie créatrice qui de la base des reins grimpe le long de l'épine dorsale jusqu'à la nuque, jusqu'au coin du cerveau où se forment les pensées. Serait-ce la sublimation ? Je me sens transporté dans une autre dimension, plus légère, plus libre, plus vaste.
Il est possible de se représenter les choses les plus épouvantables et de les imaginer en sachant pertinemment qu’elles existent. Mais voir confirmer ces suppositions ou plutôt ces certitudes provoque toujours un choc douloureux, comme si on ne les avait jamais envisagées.