Alberto Nessi

Tandis que moi je veille, le lilas
ouvre un œil pour guigner le Bisbino
le rhizome de l'iris est déjà réveillé
et la pivoine fend la terre

Cette nuit j’ai rêvé des clandestins
les ailes des bouleaux les protégeaient, des grappes
de robinier s’offraient à leur soif
tandis que les chiens des gardes-frontières sombraient
dans les ravins, les bois ouvraient les bars, la lune
éclairait les sentiers

Restera-t-il, l'écho de mes pas
quand je descends l'escalier le matin ?

FLEURS D'OMBRE
À Raffaella


Extrait 2

Elle aimait traverser ce paysage, regarder le contour d'une haie osciller
au rythme, de ses pas. Elle aimait écouter les feuilles des arbres, par-
courir du regard l'horizon entourant le village où elle avait son abri.
…
  En promenade, elle découvrait de petites choses qui faisaient tra-
vailler son esprit comme les ombres de l'appartement : un trou dans le
mur lui était apparu un soir comme le repaire d'un serpent noir qu'à
chaque fois, maintenant, elle s'attendait à voir surgir avec sa peau vis-
queuse – une peur qu'elle avait connue aussi dans son enfance ; en juin,
les orvets gisaient desséchés sur l'asphalte. Ces présences étaient adou-
cies par la lumière qui n'agresse personne mais se répand dans l'air
comme une respiration, par les nuances de la végétation de la campagne,
par les signes d'une divinité que les hommes n'avaient pas encore fait
disparaître : une plume de passereau, un éclat de mica, la broderie d'un
cheveu-de-Vénus, la ronceraie qui réchauffe le pré comme une caresse
sauvage. Parce que l'existence est un mystère et que les hommes font tout
ce qu'ils peuvent pour l'oublier, en construisant des maisons sans herbes
sauvages, en réduisant les rivières à des dépouilles abandonnées, comme
le serpent qui gîte dans le mur près de la route des collines.

p.112

PAS DE SCORPION


Extrait 2

  La pulpe violette du matin... ‒ Mieux vaut être provisoirement
d'ici que définitivement de l'autre côté, dit Tobia qui marche avec
son pacemaker dans la poitrine en direction de Mendrisio, dans la
même ruelle que moi. Il a le pas large de celui qui, autrefois, condui-
sait la charrue dans les champs et, si tu restes un moment à le regarder,
il se met à te raconter son départ de la campagne bergamasque...
  Mieux vaut être provisoirement d'ici, bien sûr. Avec cette lumière
de fruit qui mûrit. Mais, quelque part, un scorpion couleur de pous-
sière se cache parmi les herbes. Je le sens. Il y a toujours, même par
le plus beau des matins, une pensée qui sort ses griffes, un remords
qui affleure, une ombre qui se tapit sous les pierres, aux aguets, comme
cette bête prête à darder son aiguillon quand la force du soleil s'ame-
nuise et laisse la place au grouillement de la nuit.

p.19-20

FLEURS D'OMBRE
À Raffaella


Extrait 1

Depuis qu'elle était revenue, elle regardait les fleurs d'ombre. Elles
se projetaient sur la paroi de son studio de banlieue, après l'école. La
lumière passait à travers le rhododendron, le ficus, le clivia posés
devant la fenêtre et dessinait leurs ombres sur le crépi. Des fantômes,
au lieu des faits du jour. À la place du poster aux fraises accroché
dans la kitchenette, des voix silencieuses. Dissipée la figure de l'homme
en veste croisée qui l'avait abandonnée, réapparaissait le garçon du
bord de la rivière, caché quelque part en elle.
  Ou alors elle sortait, à la recherche d'une trace de bonheur. Elle
interrogeait les visages des passants. Elle suivait les femmes en
essayant d'imaginer leurs histoires.
[…]

p.103

PAS DE SCORPION


Extrait 1

Ce matin, je me disais : l'automne, les taches violettes de la centaurée
qui viennent à ma rencontre sur le chemin du bureau, les prés tout à
coup plus concrets, non plus perdus dans le bourdonnement méta-
physique de l'été, cette illusion d'éternité. Les verts devenus plus atten-
tifs et plus différenciés : à l'écoute. L'aster qui sort d'entre les planches
d'une cabane de jardin, les campanules sur les tables du bar qui lui-
sent au soleil, le colchique vénéneux d'Apollinaire, "et souviens-toi
que je t'attends"... Et les quatre vaches, oubliées dans la combe au
pied des villas clés-en-main, semblent hésiter sur le parti à prendre,
tandis que le toupin ébauche une impossible nostalgie.
…
p.19

Au coin des souvenirs enfouis
sous les rails le garçon cherchait
une pièce perdue lors de la fête champêtre
dans la petite ville
qui l'avait trahi

Sommes-nous les derniers Sapiens ? Voire
si l'on en juge d'après la sagesse
de qui laisse crever
hommes plantes animaux
espoirs. Peut-être que nous sommes l
les premiers Insipiens

La doradille me regarde
juste un instant, pareille
à la passante que j’eusse aimée, entraperçue
à l’improviste – en un éclair
dans une rue du centre