Citations de Alice Roland (19)
Le Brodeur
(...) on évoquait dans l'article la mort d'un brodeur brésilien qui découpait des toiles dans les uniformes de l'asile où il était enfermé et en décousait les boutons,dont il récupérait le fil pour broder. Achevant de feuilleter le volume,le jeune homme s'était souvenu qu'existaient, ou avaient existé,des gens qui vivaient de dessiner dans le tissu par le tissu : des gens brodant. (p.16)
La Photographe
C'est le fondement de l'art.Croire aux rencontres même sans personne.Sans presque personne.(p.52)
Le Sculpteur
Accepter de son père des moyens de subsistance parce qu'il avait échoué là où il avait réussi. Et s'il avait un fils, lui,et que ce fils aussi devenait sculpteur, et réussissait là où il avait échoué, où serait le pire ? Avoir un père réussi ou un fils réussi ? Être un raté avant ou après un autre? Si seulement on le laissait être un raté tranquille. (p.127)
Le Brodeur
Les élèves qu'on lui confiait chaque année considéraient pour la plupart qu'un artiste ne pouvait être qu'un fou: un cas psychiatrique productif .Il fallait se démener pour leur ôter cette idée fallacieuse ; et chaque fois qu'il avait affaire à cette rengaine, le brodeur ne pouvait s'empêcher de penser que l'être qui l'avait le plus influencé, dont l'art avait laissé sur lui l'empreinte la plus vivace-et toujours vivante,puisqu'il lui avait inspiré sa passion présente pour la broderie- était un homme qui avait passé sa vie d'adulte dans un asile psychiatrique au Brésil. Il était mort maintenant-un autre critère infaillible pour reconnaître un artiste, selon les collégiens : un fou mort, c'est parfait. (p.13)
La Photographe
Après deux décennies, l'or a terni, le pont à fondu,les contrats se sont espacés : à partir de quand un artiste sans travail cesse t-elle d'être une artiste- de pouvoir se considérer comme
telle ?
(p.49)
es hommes étaient éphémères. Ils se dissipaient aussitôt après qu’on les avait approchés.
Les femmes étaient multiples, toutes différentes. Les hommes étaient un. Les hommes étaient un et portaient le nom : client.
Tout cela est volatil, mon cul et mes amants, tout cela disparaîtra avec moi ou bien avant, lorsque cette partie de mon corps prendra la retraite – je trouverai autre chose. Ce n’est pas un problème de changer mille fois. Pourquoi devrais-je, pour que les travaux et les hommes acquièrent de la valeur, me priver d’en connaître des centaines ? Chacun a son importance, pas plus d’importance que cela toutefois ; s’il faut changer ce n’est jamais grave, même lorsque c’est douloureux ; cette solitude-là me convient.
Pouvoir prétendre à la maturité ne suffisait pourtant pas à mon bonheur.
C’est par besoin de me perdre. Par besoin de violence, de vie sauvage, d’un contact avec le mal – parce que je ne veux pas seulement le bon côté du sexe, consensuel, désirable. Là tu n’as peut-être pas complètement tort, je dois te l’accorder. Peut-être qu’une part de mal m’est nécessaire. Parce que ça me donne du pouvoir. Parce que j’aime avoir du pouvoir. Même sur des cons. Et par résonance sur des moins cons. Mais je dirais plutôt : pour sortir de l’état de domestication, de la vie domestique.
Ecrire s’est avéré plus dur que prévu : je n’aime pas ça, surtout si c’est pour parler de travail.
Les métiers du sexe s’avèrent pleins de personnages de films. Rosa aussi en est un. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime ce métier, parce qu’on n’y croise que des gens à la marge, des femmes notamment, qui ont toujours quelque chose d’extraterrestre et ne se contentent pas de la vie qu’ont voulu leur fourguer les assistantes sociales et les conseillères d’orientation. Exercer un tel métier, quelle que soit la façon dont on le pratique, est déjà une preuve d’imagination.
Tous les timorés qui pensent qu’on ne devrait pas réaliser ses fantasmes, ou qu’on ne devrait jamais les réaliser hors du mariage, devraient approuver pleinement les endroits comme le sex-show où tout est promis mais rien n’est possible, et même les promouvoir. Nous exerçons une sorte de punition divine sur les téméraires, qui leur fait souvent passer l’envie de revenir – mais pas celle d’avoir des fantasmes, à mon avis.
Comme c’est difficile d’appeler les gens qu’on n’aime pas par leur prénom !
Le fait est que le métier ne demandait nullement qu’on se penche sur sa propre conception de l’érotisme, qu’on se demande, chacune pour soi, ce que l’on trouvait vraiment excitant, et de quelle façon on aurait pu l’adapter sur scène. Si un épanouissement personnel ou artistique apparaissait, il était purement fortuit, du moins il ne faisait pas partie des desseins du négoce : c’est ce qu’on appelle le travail.
Parler de sorcellerie, ce [n’est] jamais pour savoir, mais pour pouvoir.
La sorcellerie, c’est de la parole, mais une parole qui est pouvoir et non savoir ou information.Autant dire qu’il n’y a pas de position neutre de la parole : en sorcellerie, la parole, c’est la guerre. Quiconque en parle est un belligérant et l’ethnographe comme tout le monde. Il n’y a pas de place pour un observateur non engagé.
Le désir, comme la politique, fait des conversations épidermiques – tant il est vrai que le désir EST politique.
Lorsque nous y travaillions nous avions l’habitude de dire, avec une certaine prescience, que nous regretterions à coup sûr le temps béni où il suffisait d’avoir notre corps pour gagner de l’argent.