Je me rappelai que le salon était visible depuis la rue. Sigrid déménagea le seau dans la cuisine.
— A quelle heure commençons-nous ? demanda-t-elle.
— A onze heures du matin. C’est le défaut du champagne : il n’est pas bon au saut du lit.
— Vous avez déjà essayé ?
— Oui comme le vin et le whisky, la vodka et la bière : ça ne passe pas.
— De la bière le matin ? Pourquoi avez- vous tenté une chose si affreuse ?
— Vous avez raison, c’est la pire. C’était par admiration pour Bukowski qui se réveillait encore profondément imbibé et qui buvait aussitôt une bière. J’ai vite renoncé à l’imiter. Lui, c’était un héros.
— Un alcoolique, vous voulez dire.
— Le héros de l’alcoolisme. Il buvait avec une sorte de vaillance. Il avalait des doses incroyables d’alcool de qualité infecte, et puis il écrivait des pages magnifiques.
— Voulez-vous écrire, vous aussi ?
— Non. Je veux être avec vous.
— Vous voulez voir ou l’alcoolisme nous conduira ?
— On ne peut pas être alcoolique en ne buvant que du champagne.
Elle me considéra avec scepticisme.
Des onze heures, elle déboucha le veuve-Clicquot. Les premières gorgées me paralysèrent de plaisir. Il fallait se taire et fermer les yeux : que l’être entier devienne la caisse de résonnance de cette jouissance.
— Vous avez une grande vertu, Sigrid : Vous savez boire. Ce n’est pas si fréquent chez les femmes.
— C’est à croire que vous ne les connaissez pas. Etes-vous marié, Olaf ?
— Non. C’est la première fois que vous me posez une question indiscrète.
Elle se tut, comme prise en faute. Je reremplis les flûtes pour dissiper le malaise.
Il y a un instant, entre la quinzième et la seizième gorgée de champagne, où tout homme est un aristocrate. Ce moment échappe au genre humain pour un motif médiocre : les êtres sont si pressés d’atteindre le comble de l’ivresse qu’ils noient ce stade fragile où il leur est donné de mériter la noblesse.