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Citation de Coco574


Effrayée par cette pensée, je me fige.
C’est à ce moment-là qu’arrive le cinémagraphe, une photo mouvante qui envahit ma tête.
Mon corps est toujours dans le magasin mais mon esprit est transporté dans un autre lieu, un autre temps. Une partie de moi reste ancrée dans la réalité, comme les fois précédentes. Je suis semi-consciente de mon hallucination, mais la scène qui se joue a l’air si réelle que j’ai du mal à ne pas me laisser emporter par le rêve.
J’aperçois Maurice Sauve dans une cuisine. Est-ce que c’est la sienne ?
Je me trouve à côté de lui, juste en-dessous du plafond, quelque part entre le luminaire et les armoires. Je ne suis pas sûre de savoir ce que je suis censée être dans ce délire, mais je suis complètement invisible. De là où je suis, je vois clairement Maurice servir un verre de vin à quelqu’un de l’autre côté de l’îlot de la cuisine, puis un pour lui.
Avec qui est-il ? La seule chose que j’arrive à distinguer, c’est une main floue posée sur le comptoir de granit.
Je me secoue et me tords comme je peux mais je n’arrive pas à me déplacer. Franchement, à quoi ça sert d’être un fantôme dans un rêve si je ne peux pas me déplacer à ma guise ?
Maurice porte un chandail de laine verte et son visage est encadré par une belle petite barbe. Lors du cours d’hier soir, il n’avait pas de barbe.
Est-ce que cette scène se passe en hiver ? L’hiver dernier peut- être ?
Hé, petit génie ! C’est une hallucination, ce n’est pas censé être cohérent.
Maurice porte une barbe et un chandail vert parce que mon subconscient a trouvé drôle de l’imaginer comme ça. Il attrape son verre. La scène est si saisissante que toute l’autodérision du monde ne pourrait diminuer son impact. Tout mon être est concentré sur cette situation on ne peut plus banale, et qui semble tout de même avoir son importance.  « Sois mignon et va nous chercher un truc à grignoter pour accompagner le vin », dit son invitée.
Sa voix est tellement distordue qu’on dirait qu’elle sort tout droit d’un vieux gramophone perdu au fond d’une grotte.
Maurice s’approche d’une étagère accrochée au mur. La femme – je suis presque sûre que c’est une femme – tire une petite fiole de son sac et la verse dans son verre.
C’est quoi ce truc ? Est-ce qu’elle vient juste de verser de la drogue dans son verre ?
De retour à ses côtés, Maurice place un bol de cacahuètes et un bol d’olives en face d’elle.
– Pardon, ça fait négligé.
Appelle-la par son nom, mec ! J’ai besoin d’un nom !
– C’est bon, dit-elle. T’en veux pas.
Ils trinquent et boivent.
Mon moi désincarné retient son souffle spectral.
La scène vacille, se transforme en une onde qui crépite et se désintègre, comme les fois précédentes. L’intégralité de mon esprit revient au lieu et à l’instant présent, accompagné d’une pensée : Maurice Sauve a été empoisonné.
Non, non, non ! J’vais pas replonger maintenant !
J’ai passé des années à me persuader et à payer des psys dans le but de me convaincre que j’étais normale. Je me suis disputée avec ma sœur jumelle parce qu’elle insistait sur le fait que quelque chose de surnaturel s’était produit après notre accident et que ses visions du futur étaient vraies. Elle n’est pas au courant de mes visions du passé – ce que j’appelle « mes cinémagraphes » – personne n’est au courant. Je les garde pour moi parce que j’ai choisi la raison, et la raison me dit que cet accident ne nous a pas donné d’aptitudes spéciales. La triste vérité, c’est que cela a endommagé notre relation.
Éric sort de la cuisine et me pose une question. Je réponds « oui » mécaniquement. Ça ressemblait à une question à laquelle on pouvait répondre par oui ou par non. Mais mes neurones étaient absorbés par autre chose :
Est-ce que tous les efforts mis en thérapie se sont envolés en un claquement de doigts ?
Le cinémagraphe que j’ai eu m’a-t-il fait soudainement changer d’avis ? Est-ce que j’y crois maintenant ? Suis-je en train de remettre en cause les conclusions d’un spécialiste concernant la mort de Maurice Sauve, juste parce que j’ai reçu une bizarre carte postale du passé ?
Impossible.
Personne ne change d’avis et personne n’est en train de se transformer en médium à moitié dingue. On se ressaisit, et on tient le coup.
La cloche d’entrée tinte comme pour marquer ma résolution. Une femme rondelette d’âge moyen, vêtue d’un pantalon bleu marine et d’un t-shirt, entre dans la boutique.
Éric tend l’oreille.
– Bonjour madame !
– Bonjour.
La femme scanne les lieux du regard.
– Donc c’est ici que le pauvre Maurice a fait sa crise cardiaque.
Éric et moi échangeons un regard. Les mauvaises nouvelles vont vite.
J’ignore son commentaire et d’un sourire optimiste, je lui indique la vitrine qu’Éric a arrangée ce matin.
– Quel délice ferait plaisir à madame aujourd’hui ?
– Oh, rien, dit-elle ignorant ma maladroite tentative marketing, je ne peux pas me permettre vos délices.
– Nos ingrédients sont de première qualité et tout est fait maison, madame, dit Éric en redressant ses épaules, visiblement piqué. Vous seriez surprise de voir à quel point nos marges sont faibles.
Aussi tentant que soit l’étude détaillée de nos bilans comptables, je m’abstiens et lui tends un petit cannelé à la place.
– Offert par la maison.
Elle hésite.
– Cela ne vous engage à rien, dis-je. Je n’attends pas de vous que vous achetiez quelque chose en retour. Mangez donc et dites-moi ce que vous en pensez.
Elle ne veut toujours pas prendre la pâtisserie. C’est là que je réalise que son hésitation n’a rien à voir avec le piège de la réciprocité, mais plutôt avec ce qui est arrivé à Maurice.
Oh non, non, non, non, non ! C’est la dernière chose dont j’ai besoin en ce moment !
À l’instant où je commence à retirer ma main, la femme saisit le petit cylindre et l’enfourne dans sa bouche.
– Mmm... Délicieux...
A-t-elle su apprécier à la fois l’intérieur doux et crémeux et l’extérieur croquant à souhait ? A-t-elle remarqué l’absence totale de poche d’air ? Les cannelés sont un peu ma fierté, je les réussis quasiment à coup sûr.
– Notre but, dit Éric, est d’offrir des pâtisseries sans gluten qui ont un meilleur goût et un plus bel aspect que les plus traditionnelles.
Le regard de la femme se vide en entendant l’expression « sans gluten ».
– Nous nous spécialisons dans les pâtisseries sans farine de blé, expliqué-je.
– Fantastique, fantastique, marmonne-t-elle, tout en surveillant le magasin. Merci pour le cannelé, jeunes gens ! Bon bah, je vais y aller.
Je lui souhaite un bon week-end et la regarde se diriger vers la sortie. Mais au lieu de quitter le magasin, elle s’écarte sur la gauche et scrute les étalages de marchandises.
– Je m’appelle Pascale, dit-elle. J’habite à côté des Sauve depuis les années soixante-dix.
Éric répond avec un sourire fugace. Il se tourne vers la porte pour signifier à Pascale la sortie.
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