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Citation de Partemps


André Comte-Sponville
II/
Pour résumer, si je devais n’emporter que quelques disques sur une ile déserte, voici ceux que je choisirais : les Suites pour violoncelle seul (spécialement la sixième, ma préférée) et les Variations Goldberg de Bach (bien sûr jouées par Glenn Gould, dans la version de 1981 !), le Stabat Mater de Pergolèse, le Concerto pour clarinette et le Trio K. 563 de Mozart, la Symphonie n°9, l’Empereur, le Concerto pour violon et le Quatuor n°14 de Beethoven, le Trio op. 100, le Quatuor « La Jeune fille et la mort » et le Quintette à deux violoncelles de Schubert, à quoi j’ajouterais volontiers quelques œuvres de musique de chambre de Haydn (assurément les Sept Dernières paroles du Christ, dans la version quatuor, sans doute quelques trios) ou de Brahms (par exemple son Trio pour piano et cordes n°1 ou le Quintette pour clarinette et cordes), sans oublier les Tableaux d’une exposition de Moussorgski (bien sûr la version
originale pour piano seul, si possible dans l’interprétation bouleversante qu’en a donnée Richter, en « live », en 1958, à Sofia), le Requiem de Fauré (le plus intimiste peut-être de tous les requiems !) et les deux concertos pour piano de Ravel…

RM : Quel rapport avez-vous aux compositeurs ? Prêtez-vous de l’attention à leur vie comme à leur œuvre ?
ACS : Un rapport d’admiration, voire, pour certains, de vénération. Leur génie m’impressionne d’autant plus que je suis incapable de composer la moindre mélodie. Mais c’est leur œuvre qui m’importe, bien plus que leur vie ! Bien sûr, j’ai lu ou parcouru plusieurs histoires de la musique, ainsi que des biographies de mes musiciens préférés (surtout Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms, Ravel…). J’ai même, un temps, songé à écrire une biographie romancée de Schubert, que j’aurais appelée « Le Jeune homme et la mort », ou bien « Pauvre Franz »… Puis j’ai renoncé. La vie d’un génie n’est pas forcément plus intéressante que celle de n’importe qui. Mieux vaut écouter et réécouter ses œuvres qu’explorer le détail de sa biographie !

RM : Vous avez quitté l’enseignement pour vous consacrer à l’écriture, mais vous conservez le souci constant de la référence aux textes. Quels sont les auteurs de la tradition philosophique qui parlent le mieux de la musique à vos yeux ?

ACS : La plupart en parlent peu, et plutôt mal. On trouve bien sûr des références à la musique chez Platon ou Aristote, Spinoza ou Leibniz, Kant ou Hegel, mais souvent quelque peu condescendantes : la musique leur sert à illustrer leur philosophie, davantage qu’elle ne semble nourrir leur vie ou leur pensée. Ce sera différent avec Schopenhauer, Nietzsche ou Vladimir Jankélévitch, vrais mélomanes (Nietzsche était même compositeur, au moins par moments). Des trois, c’est peut-être Schopenhauer qui s’approche le plus du mystère musical : il voit dans la musique l’expression immédiate du vouloir-vivre, libérée des exigences de la représentation. Cela rejoint mon expérience. La musique est l’art qui me touche du plus près, du plus profond, comme si elle était de la même substance –temporelle plutôt que spatiale, à la fois matérielle et spirituelle, sensible et impalpable – que notre vie intérieure.

RM : La musique, art métaphysique ?
ACS : Je dirais plutôt art spirituel, comme tous les arts, mais davantage peut-être que tous les autres. Pour faire de la métaphysique, il faut des mots, des concepts, des raisonnements. La force de la musique est justement de pouvoir s’en passer. Elle est libérée des contraintes de la représentation : la simple présentation d’elle-même lui suffit.
Vous me direz que c’est pareil pour la peinture non figurative. Soit. Mais un tableau qui ne représente rien est bien pauvre, bien décevant, bien plat. En matière de surfaces et de couleurs, la nature (qui ne représente rien non plus) fera toujours mieux que Kandinsky, Mondrian ou Rothko. Le monde est plus beau que leurs œuvres. Alors que la nature ne fera jamais aussi bien que Beethoven ou Ravel. Bref, une peinture non-figurative est une espèce de paradoxe, qui se prive de ce que le dessin fait le mieux (la représentation). C’est vouloir rivaliser avec Dieu ou avec la musique, sans chance de réussite. L’équivalent, en musique, serait une œuvre qui voudrait rivaliser avec la peinture, en se servant des sons pour leur fonction imitative ou représentative, par exemple dans Pierre et le loup, de Prokofiev.
C’est un genre bien avéré, mais nécessairement mineur. Ou bien l’opéra, et c’est peut-être une de mes raisons de ne l’aimer guère (sauf pour certains grands airs, où le sens des mots ne m’importe aucunement : je n’écoute que la musique). Pour raconter une histoire, le roman ou le théâtre sont plus efficaces que l’opéra. Pourquoi mettre des notes sur le discours ? Pourquoi mettre des mots sur la musique ? Je préfère la « musique pure », comme on dit, qui est pour moi le sommet de la musique : parce qu’elle est libérée du sens, de la représentation, de la description, de la narration. C’est sa part de silence, au sens où je prends le mot (l’absence non de sons, mais de sens), et les mystiques savent que c’est aussi où culmine la spiritualité. Cela rejoint en effet la métaphysique, mais par d’autres voies. Si le sens est toujours second, comme je le crois, le fond de l’être est silence ; et c’est ce silence que la musique, merveilleusement, rend audible, vivant, lumineux. C’est un paradoxe, à nouveau, mais que je crois vrai : la musique est l’art des sons et du silence.
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