Extrait de la préface de Claude Grignon :
Histoire et sociologie
Qu'arrive-t-il aux sociologues qui s'aventurent sur le territoire des historiens pour y chercher des matériaux ? Font-ils de la sociologie dans le passé, se contentent-ils de faire l'analyse secondaire des enquêtes anciennes comme ils font celle des enquêtes statistiques actuelles ? Ou bien sont-ils conduits à se faire plus ou moins historiens, à adopter les manières de penser qui vont de pair avec les techniques et les méthodes propres à l'histoire, à mener de front et si possible à combiner le raisonnement sociologique et le raisonnement historique ? Telles sont les questions que soulève cet ouvrage, fondé sur des enquêtes du XIXe siècle, en particulier sur les monographies de familles réalisées par Frédéric Le Play et ses disciples. Et d'abord, comment se servir d'«enquêtes ouvrières» qui étaient à l'origine, par leurs initiateurs et leurs destinataires, des enquêtes bourgeoises ? Comment «appréhender des pratiques sur la base de données déjà interprétées» et de documents marqués par des «inclinations morales» et des visées conservatrices ? On retrouve ici la question, fondamentale, des rapports entre l'observation et l'interprétation. C'est en effet par l'intermédiaire, c'est-à-dire par le biais du point de vue dominant que l'on peut reconstituer l'histoire de l'alimentation domestique des classes populaires, et compenser ainsi le déséquilibre d'une histoire du goût qui privilégie spontanément la haute cuisine et l'alimentation des classes supérieures.
Les enquêtes des leplaysiens, et plus généralement des philanthropes du XIXe siècle, ont été beaucoup «revisitées» dans les années 1980, où elles sont devenues une destination de choix pour des critiques qui les ont abordées dans le sillage de M. Foucault, à la faveur d'une humeur idéologique dominée par la critique de l'idéologie dominante. Ce qui était au XIXe siècle un outil, un instrument de recherche, est devenu un monument dont on perçoit, «avec le recul du temps», des aspects qui échappaient à ses contemporains et qui ont cessé d'aller de soi. Mais il faut s'interroger sur les origines de cette lucidité rétrospective. Les critiques dont ces enquêtes sont l'objet émanent-elles des changements survenus dans l'atmosphère intellectuelle et morale, ou s'appuient-elles sur les progrès d'une histoire scientifique capable de perfectionner ses instruments ? Dans ce dernier cas, plutôt que de récuser les enquêtes anciennes et de les rejeter en bloc, sur la base d'un soupçon généralisé qui s'attache à leur origine historique et sociale, elles nous les feraient regarder avec la curiosité admirative et reconnaissante que l'on accorde aux prototypes dans les musées techniques, par exemple quand on compare inconsciemment la machine à calculer de Pascal à un ordinateur. Au lieu de s'attarder à les «déconstruire», elles permettraient à leur tour d'améliorer les enquêtes sur les modes de vie et les cultures populaires, de les rendre plus objectives, plus dégagées de présupposés interprétatifs, bref moins idéologiques.