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Citation de YANCOU


"Quelques jours après mon arrivée à Bruxelles, un ami écrivain débrouillard m'écrivit qu'une fondation finançait une résidence sur la place Sainte-Catherine, au cœur du territoire de la reconquête flamande. À quelques pas de là, je pris mes habitudes à l'Archiduc, un vieux bar avec mezzanine, dans son jus depuis les années 1930. Pendant la guerre, c'était le repaire des nazis en goguette. Après le passage des doryphores, comme on surnommait les Allemands, on a épargné le piano à queue Bösendorfer. Et comme beaucoup de lieux à l'architecture parfaite, chaque époque s'est réappropriée l'Archiduc qui paraît toujours moderne malgré sa patine. Le choix pointu et original de musique - la Belgique est le paradis des risques musicaux - le rend même contemporain. Quelques hipsters flamands qui travaillent dans les boutiques de la rue Antoine-Dansaert sont accoudés au bar. Parfois les fonctionnaires atypiques des institutions européennes viennent s'aventurer ici - ils ont juste le temps de tomber la cravate avant de sortir du taxi pour se précipiter vers la porte à guichet de l'établissement.

C'est ici, naturellement, que je commandais mes cocktails - jamais de bière, comme pour me différencier des autres habitués. Parce qu'il faut bien l'admettre, en quelques jours, j'étais devenu un habitué.

Après la naissance de ma fille, je ne sortais qu'occasionnellement. Je réappris à le faire, mais je n'avais plus la tchatche. La ribambelle d'alcoolos qui faisaient corps avec le bar était d'une autre espèce. Ils parlaient encore le bruxellois et avaient su s'approprier cet endroit devenu rock. L'un deux portait toujours le même perfecto jadis blanc, sillonné maintenant de rides noires et qui semblait tenir grâce aux nombreux pin's et autocollants l'ornant. Un jour, le gars n'est plus venu et ça n'est qu'après quelques semaines d'absence que l'un de nous s'est demandé où il était passé. Personne n'avait ses coordonnées ni même son nom, tout juste savait-on qu'il habitait de l'autre côté du quai du Hainaut. Sa place fut vite prise, un ketje de la nuit en remplace un autre. Ces types ne dansaient jamais. Ils ne draguaient pas non plus. Ils parlaient. Les jeunes, eux, s'agitaient dès qu'une fille entrait. Ils pensaient être discrets et tentaient d'accrocher son regard dans un effet qu'ils jugeaient magnétique. Si elles n'étaient pas accompagnées, les plus jolies ressortaient aussitôt. Les autres, les vilaines comme on dit en Belgique, s'aventuraient au bar. Ici, elles étaient adoptées dans une ambiance rigolarde.

Je me faisais de la peine, il est triste d'être sur le marché au-delà d'un certain âge. Et puis il y a le verre de trop qui trahit, surtout auprès des femmes. Bien sûr, il y a ceux qui veulent être seuls et mourir à petit feu. Puisque j'étais là tous les soirs, ils pensaient que j'étais comme eux. Ils m'offraient des verres, mais comme je buvais des cocktails, deux fois plus chers que des bières, ils hésitaient, ils me traitaient de pédé ou d'étranger pour que je me range à leurs goûts. Je finis par me réfugier aux tables de la mezzanine en fer à cheval, celles d'où l'on peut observer la foule en bas et, de l'autre côté, les amoureux qui savourent des spritz. C'est la position que j'ai adoptée sur les réseaux sociaux : ne rien dire, ne pas déranger, mais jouir de la vue du cirque, à bonne distance."
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