Minuit. Je me réveille en sursaut. Les nuages se dissipent, l'obscurité se fait moins épaisse. Le camp est silencieux, comme en attente d'une révélation importante. De la lune ronde et pleine tombe une lumière glaciale, d'un blanc cru. Elle tire enfin de l'ombre cette face nord si énigmatique. Une brume légère en estompe les reliefs. Malgré moi, je frissonne : est-ce à cause du froid de la nuit, de cette clarté métallique ou de l'hostilité de cette muraille austère ? Et toujours le même doute que je veux taire aux autres, mais qui ne me laisse guère de répit : fallait-il se lancer sur une tel objectif ?
Le premier jour où j'ai découvert le pilier, je venais d'atteindre le plateau glaciaire de notre futur camp de base. La mousson d'été, qui déverse ses ondées tièdes et généreuses sur le Népal et lui permet de vivre grâce au riz, n'était pas terminée. Derrière les nuages, la montagne restait invisible. Tout à coup, sortant des brumes encore accrochées aux pentes, le pilier sommital est apparu, dans toute sa noblesse et sa sobriété. Juchée sur un vaste piédestal au relief compliqué, cette chandelle de granit aux lignes pures se dressait d'un seul élan sur plus de 600 mètres, parfaite convergence de deux murailles rocheuses sans défaut. Elle se détachait sur le ciel d'un bleu sombre, hautaine et orgueilleuse. J'ai compris à cet instant précis que j'étais en face de l'une des plus dures escalades que l'on pût imaginer en Himalaya.
La toile de la tente claque en permanence et nous met les nerfs à vif. Impossible de récupérer avec ce chahut incessant. Il n'y a qu'une solution : creuser une grotte à flanc d'arête qui nous servira de refuge pendant les périodes de repos. Il faut que le camp IV devienne une sorte de base avancée au pied du dernier ressaut. Sinon, nous ne pourrons pas le franchir. En une semaine, nous n'avons guère gravi plus de son tiers inférieur, et les difficultés qui nous attendent au-delà sont sûrement plus grandes.
De plus en plus nous ressemblons à une équipe de morts-vivants. Visages émaciés, creusés par deux mois d'efforts en altitude, kilos superflus envolés ! Nous restons assis à l'entrée des tentes, sans réaction, n'échangeant que de rares paroles. De temps en temps, l'un va somnoler sous sa tente, un autre esquisse quelques pas avant de se rasseoir. Impression étrange de ne pouvoir vivre qu'au ralenti, comme dans un cauchemar.
La volonté n'y change rien.
Mine de rien, nous nous rapprochons du sommet...