Frederic peint dans une prairie jouxtant le village de Nafraiture trente-sept figures de paysans, femmes et hommes, jeunes et vieux, tous saisis au vif dans des allures naturelles, frustes et gauches. Frederic, une nouvelle fois, fait preuve d'un réalisme sans fard, ennoblissant le sujet sans perdre de la laideur physique de certains modèles. Les Âges du paysan reflètent sans nul doute une ode au monde paysan de Nafraiture, village qui sert d'arrière-plan à l'ensemble des cinq panneaux.
Aujourd'hui, le musée Gustave Courbet à son tour s'investit dans ces recherches en choisissant de faire découvrir Léon Frederic. Peintre célébré dans son pays mais ignoré en France, il témoigne pourtant avec évidence de la force de l'exemple de Courbet sur la jeune école artistique belge.
Né en 1846 à Bruxelles, élevé dans un milieu bourgeois catholique à tendance libérale, Frederic, en questionnant la notion d'art social, développe, dans un premier temps, une vision mêlée de naturalisme, paradoxalement sophistiqué, et de références au réalisme des peintres flamands du XVe siècle. Ce questionnement l'amène ensuite vers des oeuvres atypiques, empreintes d'un mysticisme salvateur proche du symbolisme. (p. 8) --- " Paris-Bruxelles, Bruxelles-Paris " par Frédérique Thomas-Maurin
Rêve d'avenir
Frederic s'inscrit dans le camp de la modernité symboliste parce qu'i y trouve un moyen de prolonger son intérêt pour les combats sociaux de son temps. Il dit lui-même que "la misère de tous les humbles" l'a obligé à penser " leur état futur amélioré, idéal". Au-delà de toutes les classifications, réalisme, naturalisme, symbolisme, Frederic traduit dans son oeuvre le rêve utopique d'une société fraternelle et égalitaire, influencé par sa culture humaniste et chrétienne. Il voit dans le retour de l'homme à la simplicité de la vie paysanne, une solution aux inégalités sociales provoquées par une urbanisation ultradéveloppée. (p. 157)
En 1883, Frederic découvre le village de Nafraiture, lieu reculé de l'Ardenne belge et accessible uniquement en malle-poste, à l'occasion du mariage d'une cousine avec l'ancien instituteur du village. Chacun de ses biographes s'accorde à dire que cet événement aux apparences "futiles" fut "décisif"dans sa carrière. Nafraiture devient le lieu d'élection et de retranchement d'un artiste réprouvant la frénésie urbaine. Il y passe plusieurs mois chaque année, pendant près de quarante ans, logeant chez Philomène Poncelet, boutiquière du village, limitant sa fréquentation des villes aux obligations de son métier. Vivant au plus près des paysans, partageant leur rythme de vie, parfois leurs activités, Frederic projette en Nafraiture l'image d'un lieu idéalisé capable de régénérer aussi bien son quotidien que son art.
A propos de "Trois Femmes au lavoir" (1897)
"Hier nous avons eu ici les laveuses. Ce n'était presque rien, 3 jeunes filles qui lavaient. Ah , Peye, ce que cela semblait beau ! Les plis de leurs jupons faisaient penser aux plus belles draperies de Phidias. Si on pouvait rendre ce qu'on ressent. Ce serait trop beau, hein Firmin [Baes] , on ne voudrait plus quitter la terre. Le paradis serait ici bas. ! " (p. 136 / Extrait de lettre de Léon Frederic à Firmin Baes. vers 1897 ])
L'établissement ponctuel mais répété de Frederic à Nafraiture et la sacralisation de ce monde paysan observé au plus près définissent les contours de la figure singulière de ce peintre profondément de son temps.
Tout comme (Jules) Breton, Frederic choisit de représenter les "glaneuses" de loques, non pas au travail, mais à l'heure du départ, en fin de journée. Chez les deux peintres, la limite entre poétisation et observation de la réalité est mince. (...) Sommes-nous en présence d'une oeuvre naturaliste ou d'une poétisation du quotidien teintée de sentimentalisme?
Si le parallèle entre l'artiste et les Primitifs, qu'ils soient flamands ou italiens, est permanent depuis 1890, Frederic joue avec la lecture identitaire faite de son art en Belgique et à l'étranger par une évidente volonté de "primitiviser " sa peinture réaliste avec des renvois constants à la tradition picturale des artistes flamands du xve siècle.
En ce sens, Les Trois Soeurs, à travers leur représentation stricte de jeunes paysannes en train de peler des pommes de terre, rappellent par leurs étonnants tabliers teints dans un rouge criard et leur expression de recueillement et de résignation, les Madones des retables flamands du xve siècle, notamment celles de Van Eyck.
Léon Frédéric retranscrit, au travers de ce dessin au fusain intitulé originellement - Les Lavandières- | ou -La Buée] un moment du quotidien paysan inspiré par un de ses séjours en Ardenne. L'artiste synthétise à travers ces gestes considérés comme immémoriaux et atemporels l'essence même de la vie paysanne, une vie protégée par les mutations de la société. Les lavandières sont une constante des représentations de la vie rurale depuis les cènes de genre de la peinture hollandaise du XVIIe siècle au réalisme de Millet. Frederic a représenté ce thème à de multiples reprises. (p. 136)
Aspect d'une carrière artistique par Isolde de Buck [ Historienne de l'art]
Suivant les conseils de son maître [Portaels], Frederic effectue plusieurs voyages artistiques aux Pays-bas, en France et en Allemagne avec un but bien précis : la visite des musées et la découverte des grands maîtres. L'un des premiers tableaux intitulé -Grodik et Emile (1875-Localisation inconnue) témoigne de l'importance et de l'influence des maîtres anciens sur son orientation artistique. Ici, le peintre cite et réinterprète -Les Mendiants ou Le Mangeur de melon et de raisin - de Bartholomé Estéban Murillo (1650-Alte Pinacotek, Munich), probablement connu par la gravure ou entrevu lors de visites de musées étrangers. (p. 24)