C'était dimanche, et comme tous les dimanches il mangeait un russe. C'était le premier russe qu'il mangeait depuis que sa femme était morte. C'était dimanche et il mangeait son russe en pleurant.
Il lui semblait qu'on ne pouvait vraiment communiquer qu'avec quelqu'un qui fût au même niveau de fatigue que soi. Quelqu'un à qui l'on pourrait parler, comme d'une personne, de la couleur, des grands yeux, de la peau trop pâle de sa fatigue, quelqu'un à qui l'on pourrait décrire ses crépuscules, ses fleurs qui fanent à longueur de journée, et qui dirait : "Je vois très bien".
S'il avait su pourquoi il était triste, il aurait pu objectiver sa tristesse et parler à son double éploré, l'interroger sur ses finalités ; ils auraient pu se faire du bien, aller dans le bon sens au mieux de leurs intérêts communs.
Mais il ne savait rien de sa tristesse, c'était une pluie douce et persistante qui traversait toits et plafonds et inondait la terre entière.
Il songeait : rien n'est plus beau qu'une femme ne portant pour tout vêtement qu'une chemise d'homme. Et plus particulièrement lorsque la chemise vous appartient, tout spécialement la Cardin blanche, qui mettait en valeur son bronzage.
Il avait onze ans et c'était la première fois qu'il voyait le sexe d'une fille. Nadette, la soeur aînée de ses copains de l'autre côté de la rue, lui montrait le sien dans cette pièce qu'on appelait la buanderie. Il faisait sombre et la peau blanche de Nadette se détachait comme un spectre. Il ne comprenait pas. Il cherchait quelque chose et il n'y avait rien. Rien qu'un genre de petit coquillage au bas du ventre. Nadette lui dit : "Tu veux la toucher ?", mais il y eut un bruit, quelqu'un qui arrivait peut-être, et la séance d'anatomie tourna court.
Enfant, il voudrait être aviateur. Peut-être avait-il déjà le pressentiment que vu de suffisamment haut on ne fait plus la différence entre un jardin à la française et une décharge publique.
Qu'ai-je à dire qu'un autre, n'importe quel autre, ne pourrait dire ? Que je dois pourtant dire à un autre, n'importe quel autre.
Chaque épreuve de la vie est marquée par le sentiment du pire, si bien qu'il n'y a rien de pire que la vie.
Nous mourons tous de faim, maigres de tout ce qu'on a perdu et de tout ce qu'on n'a jamais trouvé.
Je me suis toujours senti pareil à un enfant qu'on a arraché à son jeu, et qui ne peut penser à rien d'autre qu'à la frustration qui en résulte.