Bernard Piettre

Mais l'existence telle qu'elle est ne saurait se passer de rêves, de croyances, d'espérances, voire d'illusions, car vivre c'est désirer. "Le désir est l'essence de l'homme", dit Spinoza. Nos désirs nous font poursuivre des fins. Mais les fins que nous poursuivons sont modestement les nôtres, et non celles de l'Humanité entière, celles de la Nature, celle de l'Histoire, celles de Dieu, etc. : sinon, nous faisons de notre ego, de notre groupe, peuple ou religion, bref, de notre façon particulière de voir, la mesure universelle du monde. Cet égocentrisme est naïf...et dangereux.

Il ne s'agit pas de supprimer le désir, mais de l'orienter convenablement, de le porter sur ce qui dépend de moi. Il ne s'agit pas de supprimer la crainte, mais de la porter sur la seule chose qui soit à craindre : la possibilité de ne plus être maître de ses représentations. Il ne s'agit pas de supprimer le plaisir, ni la douleur, mais de faire en sorte que je n'en devienne pas esclave.

Car la question posée n'est pas de savoir si le bonheur existe, mais de savoir s'il est compatible avec la lucidité. Qu'est-ce qu'être "lucide"? Le terme "lucide" est de la même famille que notre mot "lumière", du latin lux qui signifie "lumière". Etre lucide, c'est porter une lumière éventuellement crue sur les choses, au lieu de poser un voile sur elles pour éviter de les regarder dans leur réalité.

Mais avant tout, la lucidité nous préserve d'illusions dévastatrices. Elle ne met pas seulement à l'abri de déconvenues douloureuses ou de souffrances excessives : nous avons vu que la tranquillité d'âme des stoïciens, lucides sur la vanité des passions humaines, consistait à ne pas souffrir plutôt qu'à être pleinement heureux. La lucidité, c'est aussi être capable d'une humeur, non pas sombre parce que pessimiste, mais joyeuse parce que modeste. L'humilité, un brin d'humour nous disposent à accueillir le bonheur qui peut nous échoir : car nous savons aussi que la vie dépasse nos capacités d'imagination et de maîtrise. A s'agripper à de pâles certitudes, on ne gagne que la frustration. Nous ne pouvons nous rendre maîtres de la vie, mais, sachant cela, nous pouvons, quand la vie s'empare de nous, gagner le bonheur par surcroît.

Quand on aborde le temps de la vie quotidienne, on est spontanément porté à privilégier certaines expériences temporelles qui, pour une raison ou pour une autre, semblent révéler l'essence de la temporalité ou de ce qu'on appelle aussi le temps vécu