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Citation de MegGomar


C’est après avoir par miracle échappé à l’arrestation, en juin 1941, que
mon père accepta enfin de partir. Une vérification d’identité avait eu lieu à
la station de métro Cadet, station où il descendait tous les jours pour aller à
son bureau. La police interpellait tous les voyageurs, vérifiait leurs papiers
et embarquait ceux qui lui paraissaient juifs. Par bonheur, ce jour-là, il avait
rendez-vous avec un ami, et il s’était arrêté à la station précédente. Cette
fois, il eut vraiment peur et se résigna à quitter ses affaires. Il partit pour
Villard-de-Lans, avec ma mère et ma sœur, rejoindre une de mes tantes qui
s’y trouvait déjà.
Bernard et moi restions seuls à Paris, enfin pas vraiment seuls puisque les
parents de Bernard continuaient d’habiter Neuilly, et que mes grands-
parents maternels ainsi que ma tante Cécile, la mère de Georges Perec,
vivaient pauvrement à Belleville. Ma grand-mère y tenait toujours sa
minuscule épicerie juive, mon grand-père marmonnait dans sa barbe en
allant à la synagogue et discutait en yiddish avec ses amis, selon son
habitude. Cécile avait dû abandonner son activité de coiffeuse, faute de
clientes, pour travailler dans l’usine Jaz de Suresnes. Une fois installée à
Villard-de-Lans, ma mère offrit à sa belle-sœur de faire venir le petit
Georges à la montagne et de veiller sur lui. Ma mère était très attachée à
Georges, fils de son jeune frère dont elle s’était beaucoup occupée. Ma tante
hésita longtemps ; elle était très affectée par la mort de son mari, engagé
volontaire dans un régiment étranger, tué sur le front quelques jours avant
l’armistice. Se séparer de son fils lui paraissait impossible à envisager.
Finalement elle accepta, pour sauver l’enfant, car les menaces,
particulièrement dans ce quartier de Belleville, se faisaient plus précises.
Un soir de novembre 1941, Cécile et moi avons conduit Georges à la gare
de Lyon ; il avait cinq ans et demi et ne se rendait pas bien compte de ce qui
se passait. Sa mère lui avait acheté un magazine de Charlot, auquel il fait
allusion dans W ou le Souvenir d’enfance67 ; il portait autour du cou une
pancarte sur laquelle étaient inscrits son nom et sa destination. Les dames
de la Croix-Rouge convoyaient ces enfants qui étaient tous, en principe,
« fils de tués ». Au terme du voyage, ma mère devait attendre Georges à
Grenoble et le prendre en charge.
Lorsque Cécile se trouva seule, sans son fils, très déprimée par ce départ,
elle vint nous voir souvent, en fin de semaine. Elle nous apportait parfois un
morceau de viande acheté au marché noir. Nous parlions de Georges, dont
on avait de bonnes nouvelles, puis d’elle et de ses conditions de vie très
difficiles. Elle se levait à 5 heures du matin, prenait le métro et le train pour
se rendre de Belleville à Suresnes, travaillait pendant neuf heures. A tout
moment, elle risquait d’être interpellée en route et surtout d’être prise dans
une rafle à Belleville même. Plus d’une fois nous lui avons conseillé de se
chercher une petite chambre à Suresnes. Munie de sa carte de veuve de
guerre au nom de Cécile Perec, elle aurait été à l’abri. Mais Cécile était une
femme timide et douce qui avait besoin de se retrouver le soir parmi les
siens à Belleville. Elle refusa de nous écouter. Elle et toute sa famille, ainsi
que mon grand-père, furent arrêtés au cours de la grande rafle qui eut lieu
dans l’est de Paris en juillet 1942, quelques semaines après que Bernard et
moi ayons quitté la capitale. Cécile (Cyrla Perec) a été déportée à
Auschwitz par le convoi n° 47 du 11 février 1943. Grand-père a fait partie
du convoi n° 49 du 2 mars 1943. D’après ce que ma mère a pu savoir
ultérieurement, il ne serait jamais arrivé à Auschwitz : vieux et frêle, il
serait mort dans le wagon plombé qui l’emmenait. Grand-mère, qui se
trouvait dans un autre quartier au moment de la rafle, y échappa de justesse,
puis se cacha grâce à des amis et, enfin, partit rejoindre mes parents : elle
passa le restant de la guerre à Lans.
La vie pendant l’Occupation était faite de toutes sortes de sentiments,
d’émotions : l’angoisse, l’oubli, l’horreur, le comique, le burlesque, tout se
mélangeait. Un jour où nous nous promenions, Bernard et moi, sur les
Grands Boulevards, nous regardions une vitrine lorsque tout à coup
quelqu’un frappa sur l’épaule de Bernard : nous nous retournâmes pour
nous trouver face à Simone Kamenker, une de ses amies, celle qui
deviendra plus tard Simone Signoret. Voyant que je n’avais pas d’étoile sur
ma veste (elle non plus d’ailleurs !), elle s’exclama à voix haute : « Mais tu
ne devrais pas te promener comme cela, c’est très dangereux, très risqué ! »
Nous lui avons fait signe de se taire et rapidement avons pris la fuite. Il eût
suffi qu’un milicien, un simple dénonciateur (il n’en manquait pas alors) ou
un Allemand zélé se soit trouvé là pour que je finisse ma vie dans un camp.
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