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Citation de MegGomar


Un peu plus tard, à la fin du printemps, la concierge nous avertit qu’un
gendarme était venu pour moi et avait laissé une convocation. S’agissait-il
d’une dénonciation ? d’une simple question administrative ? En général,
pour arrêter les gens on ne s’y prenait pas de cette façon. Je ne me suis pas
rendue à la convocation et n’ai jamais su le fin mot de cette affaire, mais
nous avons compris l’avertissement : nous nous sommes préparés à quitter
Paris pour rejoindre mes parents à Villard-de-Lans.
C’était le début de l’été de 1942. Yvonne Picard venait d’être arrêtée, le
18 juin, dans des conditions scandaleuses et se trouvait détenue au Dépôt.
Tous ses amis étaient bouleversés68. Les menaces du général von
Stulpnagel, les exécutions d’otages, l’inauguration de l’exposition « Le Juif
contre la France » suivie de « Le Bolchevisme contre l’Europe »,
l’ouverture du procès de Riom et tant d’autres faits de sinistre augure nous
avaient convaincus qu’il était grand temps de gagner la zone libre.
Bernard, en tant qu’étudiant français, n’avait aucune difficulté à prendre
tout simplement le train. Pour moi, les choses étaient bien plus dangereuses.
Il me fallait trouver un passeur. C’est le père de Raoul Lévy qui me
conseilla de recourir au député de la Nièvre, dont je ne me rappelle plus le
nom : il devait, selon notre arrangement, m’emmener avec lui en train
jusqu’à Nevers. Là, il m’assurait un passage sans problème, en voiture. Je
lui payai d’avance une assez forte somme et je pris le train en sa
compagnie. Arrivés à Nevers, il me laissa dans un petit hôtel, m’affirmant
qu’un passeur viendrait m’y prendre dans la soirée. J’ai attendu en vain,
tenaillée par la peur : je n’avais sur moi que mon livret de famille, ayant
judicieusement décidé de laisser à Paris la carte d’identité sur laquelle
figurait le tampon « Juif ». La zone frontalière étant particulièrement
surveillée par l’armée allemande, je risquais ma vie. L’hôtel n’avait aucune
chambre à me donner ; je dormis sur un fauteuil, encore heureuse qu’on ne
m’ait pas mise dehors. Le lendemain matin, très en colère, je me suis
présentée à l’hôtel particulier qu’habitait le député et j’ai entrepris de faire
sur le perron un scandale, à tel point que, pris de peur, il est venu en
personne tenter de me calmer. Il me jura que le soir même quelqu’un
viendrait me chercher : un homme est arrivé enfin et m’a conduite au point
de rassemblement ; je me suis aperçue alors qu’une douzaine de personnes
au moins, en majorité juives, participaient à l’opération, parmi lesquelles
plusieurs vieilles femmes marchant mal et incapables de se taire : elles
n’arrêtaient pas de geindre à voix haute, nous mettant tous en danger. Je
rageais. Ce que je vivais n’avait rien à voir avec les promesses du député.
La nuit était tombée, nous avancions depuis longtemps le long d’une route.
Finalement, on nous a fait entrer dans un champ en nous recommandant le
plus grand silence, car tout près la petite route constituant la frontière était
constamment parcourue par des patrouilles allemandes. Le passeur partit en
reconnaissance et nous avons attendu un long moment, intrigués et fort
inquiets à cause de bruits bizarres : cela semblait être des bruits de pas et en
même temps c’était différent. Finalement, nous avons aperçu dans le champ
obscur la silhouette de plusieurs vaches : nous avions pris leur rumination
régulière pour le craquement de lourdes chaussures. Le passeur est revenu,
nous a fait traverser la route en courant, puis nous avons dégringolé un talus
jusqu’à la Nièvre, une barque nous a mis sur l’autre rive : enfin nous étions
en zone libre !
Mais nous n’étions pas libres. Nous avons dormi quelques heures dans
une auberge, tassés les uns contre les autres. Au matin, nous avons eu la très
mauvaise surprise de trouver des gendarmes qui nous attendaient dans la
salle du bas pour nous interroger. C’était la grosse tuile. Lorsque ce fut mon
tour, je montrai mon livret de famille, où il était inscrit que j’étais née à
Lublin en avril 1921. Les noms de mon père et de ma mère sonneraient sans
aucun doute de façon si étrange aux oreilles d’un gendarme français que je
me suis crue perdue. Il demanda : « Vous êtes juive ? » Sans hésiter et avec
véhémence, je niai et expliquai que mon père, d’origine alsacienne, était
diplomate et que j’étais née en Pologne pendant une de ses missions. Il
balança un imperceptible instant et me rendit mon livret de famille. Ma vie
avait tenu dans ce bref flottement entre son devoir et sa compassion. Il avait
parfaitement compris que j’étais juive, mais, par mon mensonge, je lui avais
donné le prétexte qu’il attendait pour fermer les yeux, sinon j’aurais été
mise en prison puis envoyée dans un camp, comme celui de Gurs, pour
ensuite être livrée aux autorités allemandes de zone occupée.
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