■ Affaires Haenel et Polanski : lettre à un ami et à son pote un peu connard, par Blandine Lenoir (22/11/2019, Télérama)
Affaires Adèle Haenel et Roman Polanski : deux déflagrations viennent de secouer le monde du cinéma et la société française.
Nous avons sollicité plusieurs personnalités pour leur poser la même question : “Et maintenant ?”
Voici la réponse de Blandine Lenoir, la réalisatrice de 'Aurore' (avec Agnès Jaoui, 2017).
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L’autre soir, je te retrouve au café, tu es avec ton ami producteur qui est très agacé par « tout ce qui se passe en ce moment ». Ah oui ? J’en profite pour redire comme je suis heureuse de l’intervention d’Adèle Haenel, qui a effectivement provoqué de grandes discussions dans notre petit monde et lancé quelque chose de très enthousiasmant puisque enfin, grâce à sa notoriété, son bagage culturel et son charisme, une parole précieuse a été entendue.
Ton ami, immédiatement, évoque le témoignage sur Facebook d’un comédien agressé par un réalisateur, ton ami répétant « Les hommes aussi ! » Nous y voilà. À notre table, donc, un de ces hommes qui ramènent un homme parmi les victimes, refusant ainsi de reconnaître les violences systémiques faites aux femmes (« Ouin-ouin, nous aussi on souffre ! Il n’y a pas que vous, les femmes ! »). Et puis, sans traîner, ton ami accuse la photographe Valentine Monnier, qui dénonce à son tour les violences de Polanski, de chercher de la publicité (mais enfin, où est la publicité en s’affichant victime de viol ? Où est son intérêt ?), reprenant ainsi le refrain selon lequel les femmes sont menteuses, fourbes, manipulatrices, etc. « Et pourquoi a-t-elle attendu si longtemps pour porter plainte ? » s’énerve-t-il. Ton ami, apparemment, n’est pas informé. Partout on ne cesse de répéter que le temps est nécessaire pour parvenir à sortir de la sidération qui paralyse et de la culpabilité qui empêche la réaction.
Ton ami hausse la voix, ne cesse de dire « Laisse-moi parler ! » sans m’écouter, il ne supporte pas de ne pas avoir la parole tout le temps. Il parle de « tribunal médiatique », sans entendre que les femmes ne peuvent que fuir la justice, puisqu’elle ne condamne quasiment jamais les violeurs. Il ne comprend pas que ces hommes puissants qui construisent leur impunité sur leurs œuvres ne peuvent être attaqués que publiquement, parce qu’ils sont justement protégés par leur image publique. Regarde Christophe Ruggia, l’agresseur présumé d’Adèle Haenel : personne ou presque pour le défendre. Regarde Polanski : tout le monde se lève pour le protéger. Ce sont donc bien leurs œuvres qui les protègent.
Je connais ton ami, parce que j’en connais mille comme lui, paniqués à l’idée de perdre leurs privilèges. Mais ce moment-là est nouveau : un producteur qui hurle sur une réalisatrice qu’il connaît à peine. Finalement, contre quoi est-il tellement en colère ? Pas contre moi, non. Contre la révolution qui s’annonce. Un nouveau monde, qui ne concerne pas uniquement le cinéma mais la société tout entière, un monde dans lequel les femmes parlent, font des films, des livres, de la musique, des articles, de la politique, cessent de n’être que des images disponibles pour les hommes, qu’on regarde et qu’on aimerait bien baiser, ou tripoter, ou humilier. Un monde qui serait enfin raconté par les hommes et les femmes, la fin du regard uniquement masculin (et si souvent blanc et hétérosexuel). Le monde est plus grand que ça.
Il y a une histoire symptomatique que je raconte souvent, c’est celle de ma fille en CE2 qui s’était plainte d’un garçon de CM2 qui lui touchait les fesses. Je suis allée voir la directrice, qui m’a répondu : « Oh, ce sont des blagues de potache. » C’est la culture du viol à la française. On minimise. On explique à ma fille qu’il faut rire de ça, et on confirme au petit garçon : « Tu as le droit de toucher ses fesses, puisque ça te fait rire. » Comme on explique à la coiffeuse, face au comédien qui a les mains « baladeuses », qu’elle doit prendre sur elle. « Baladeuses », c’est un joli mot, mais le geste que ça raconte, c’est un enfer quand on travaille. Les femmes ne peuvent pas être vigilantes sans arrêt, c’est insupportable. Voilà ce qui est dit en ce moment : on ne le supporte plus.
J’aimerais vraiment que le prochain mec qui se comporte mal se retrouve face à une équipe qui lui dise : « Non mais ça va pas, tu te crois où ? » On le voit bien, il y a des plateaux de tournage où ce genre de choses ne peuvent pas arriver. Je reste persuadée que nombreux sont les gens qui ne supportent plus ce monde inégalitaire.
Pas ton ami, qui a quitté le bar dans un mouvement de cape extraordinaire, ne supportant pas la fin du vieux monde. Ce qui m’a choquée, ce n’est pas l’attitude caricaturale et vue mille fois de ce genre de mecs terrorisés à l’idée de voir la société tendre vers l’égalité, parce que depuis le temps j’ai appris à ne pas prendre en compte cette parole. C’est ce que tu as dit, toi, mon ami que j’aime, et c’est pour ça que j’essaye de t’expliquer tout ça.
Tu as dit, quand je t’ai fait remarquer que ce n’était pas normal qu’un mec prenne la défense d’un agresseur : « C’est mon pote, il est normal, il n’a pas de problème. » Eh bien si, je te l’affirme, c’est bizarre de défendre un violeur. Ce n’est pas par amour du cinéma, c’est des conneries. Une femme sur dix a été violée dans notre pays, et toutes les femmes sans exception ont subi des agressions, des harcèlements. Toutes ces femmes, ça fait, en proportion, pas mal de mecs qui les ont emmerdées, non ? Il y en a forcément parmi tes amis, comme parmi les miens, et il faut l’admettre pour avancer.
On entend toujours ça : « Non, pas lui, il est super, il bosse bien, c’est un bon mari, un bon papa, c’est pas sa faute à lui. » Il n’y a que dans les agressions sexuelles qu’on culpabilise les victimes et qu’on victimise le bourreau. Pauvre DSK, en plus elle est moche ; pauvre Luc Besson, que des actrices en mal de notoriété ; pauvre Brisseau, grand artiste incompris ; pauvre Polanski, il est si vieux et il a déjà tellement souffert.
Tu m’as dit ensuite : « J’ai l’impression qu’on ne peut plus communiquer entre hommes et femmes. » Mais qui sont les hommes que tu fréquentes ? La plupart de ceux que je connais sont ravis que l’impunité cesse enfin, appellent les agresseurs des « porcs » et ne pensent pas une seconde à prendre leur défense. Alors oui, tu as raison, les femmes ne veulent plus discuter avec ceux qui défendent et excusent toujours les agresseurs, mais seulement ceux-là. Parce qu’elles ne veulent plus excuser les tripoteurs sous prétexte qu’ils sont de « grands artistes », parce qu’elles ne veulent plus être que « jolies à regarder », parce qu’elles ont des choses à dire et veulent être entendues. Et oui, tu as raison, il y a des hommes qui ne veulent pas parler aux femmes qui n’acceptent plus les violences, parce qu’ils perdent leur position dominante bien installée depuis des siècles. Il y aura aussi toujours des femmes pour défendre les agresseurs, parce que c’est plus facile pour intégrer les cercles de pouvoir de faire comme si on en faisait partie.
Par contre, il y a des discussions passionnantes en ce moment, entre des hommes et des femmes qui ont très envie de vivre mieux ensemble et qui luttent contre les inégalités, quelles qu’elles soient. Beaucoup de gens se réjouissent des dialogues qui s’ouvrent, et justement, d’une communication magnifique entre les deux sexes. Au moment où enfin les choses semblent possibles pour une avancée, tu me dis « On ne peut plus communiquer. » Je ne comprends pas. Je ne te demande pas de choisir entre ton copain et moi, évidemment, on a tous des potes un peu connards qu’on aime quand même. Mais ne te dis pas qu’hommes et femmes ne peuvent plus communiquer, pour moi, c’est la fin du monde. Ça reviendrait à dire que le seul moyen pour que cela soit possible, ce serait que les femmes continuent de souffrir de la domination masculine, qui, je le sais, ne réjouit pas tous les hommes non plus.
La déconstruction, c’est passionnant. Allons-y ensemble, on a tous à y gagner.
Je t’embrasse,
Blandine
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