Je prévoyais assez exactement l'avenir, chose possible après tout quand on est renseigné sur bon nombre des éléments du présent : quelques victoires inutiles entraîneraient trop avant nos armées imprudemment enlevées à d'autres frontières ; l'empereur mourant se couvrirait de gloire, et nous, qui avions à vivre, serions chargés de résoudre tous les problèmes et de remédier à tous les maux.
Je le sais ; ils m’échappaient aussi. Et chaque homme a honte de son visage entaché de sommeil. Que de fois, levé de très bonne heure pour étudier ou pour lire, j’ai moi-même rétabli ces oreillers fripés, ces couvertures en désordre, évidences presque obscènes de nos rencontres avec le néant, preuves que chaque nuit nous ne sommes déjà plus.
Il m'arrive de penser que les grands hommes se caractérisent justement par leur position extrême, où leur héroïsme est de se tenir toute la vie. Ils sont nos pôles, ou nos antipodes. J'ai occupé toutes les positions extrêmes tour à tour, mais je ne m'y suis pas tenu; la vie m'en a toujours fait glisser.
Ce matin l'idée m'est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n'est qu'un monstre sournois qui finira par dévorer son maître. Paix... J'aime mon corps; il m'a bien servi.
Il était arrivé à ce moment de la vie, variable pour tout homme, où l'être humain s'abandonne à son démon ou à son génie, suit une loi mystérieuse qui lui ordonne de se détruire ou de se dépasser.
Mes inquiétudes subsistaient, mais je les dissimulais comme des crimes ; c'est avoir tort que d'avoir raison trop tôt.