Caroline Zurawinski

J'étouffe un cri de terreur. L'Insanis qui m'a menacé alors que je me trouvais à l'extérieur est devant moi. Il est encore plus horrible de près. La peau de son visage semble se décomposer, ses yeux ne sont que deux petites billes noires enfoncées dans leurs orbites, ses dents ont été aiguisées en pointes. Il est en train de m'observer, un sourire mauvais au bord des lèvres.

Les monstres existent. Oubliez tout ce que vous avez déjà pu entendre ou voir au sujet de séduisants vampires à la jeunesse éternelle. Effacez de votre mémoire les descriptions de stupides zombies qui ne savent pas aligner correctement un pied devant l'autre. Je vous parle de vrais monstres. De ceux qui grouillent en masse dans les souterrains de votre ville sans autre but précis que celui de survivre à la folie. Ceux-là sont habités par la colère et le désespoir. Ils ne cherchent même plus à cacher leur démence. L'abomination se déploie dans chaque parcelle de leurs corps difformes. Leurs visages sont creusés. Leurs yeux n'expriment que détresse et chagrin. On dirait que deux gouffres béants les remplacent.

Cassine me donne un coup de coude dans les côtes, me désigne mon reflet. J'abandonne à contrecœur l'étude de l'architecture de la salle, lève les yeux vers la personne que je suis devenu. Je me rappelle soudain que lorsque je vivais à Lacrum, j'étais populaire, avec le physique qui allait avec. Une vague de culpabilité m'envahit quand ces souvenirs refont surface, sans que je puisse en expliquer la raison. La personne qui me fait face n'est que le pâle reflet de ce que j'étais. Je reconnais à peine mes yeux bleus, devenus pâles, soulignés de larges cernes, ainsi que mes joues creuses, mon teint livide et mon corps sec et noueux. Un monstre.

Lacrum a judicieusement organisé la scolarité de ses élèves en deux cycles de cinq ans chacun. De six à dix ans, les enfants ont un cursus général qui leur permet d'apprendre à lire, écrire et compter, mais aussi de découvrir une palette complète de métiers artistiques axés autour de la musique, de la mode, du sport, des lettres ou encore des arts visuels, de la scène et de la table. Arrivés au deuxième cycle, les enfants sont alors capables de choisir leur spécialité pour préparer leur futur métier.

Silas continue à parler. Ses mots glissent sur moi comme de l'eau sur une surface imperméable. Je l'entends, mais je n'arrive plus à l'écouter. Mon esprit se perd au-delà des quatre murs de cette pièce, s'intéresse à des milliers de choses sauf au discours du maître du Manoir. Ce que Silas nous explique m'intéresse pourtant, mais je n'ai jamais su rester concentré plus de quinze minutes sur une tâche. Cela doit être la raison pour laquelle on m'a expulsé de Lacrum.

Bella cligne trois fois des yeux pour consulter son profil sur le Globe. Une puce placée sous l'œil gauche permet à chaque Lacrimien d'effectuer des actions simples et discrètes sur le réseau social comme la consultation de profils et la prise de photos et de vidéos, appelées visions. Tellement plus rapide que de sortir un téléphone portable et de le régler en mode appareil photo comme on le faisait au temps des Épuisés, il y a plus de deux siècles.

L'adolescente s'effondre. Devenir une Invisible est pire que tout. Pire que de n'avoir que quatre étoiles sur sa dernière publication, pire que d'obtenir la dernière place du classement dans sa carrière d'artiste. Devenir une Invisible signifie non seulement se voir refuser la carrière de ses rêves, mais aussi la fin de son existence aux yeux de tous.

Je me retrouve seul avec Misha, qui se transforme alors en une masse tremblante. L'odeur acide que j'ai sentie quelques instants plus tôt se décuple. Je l'associe à la peur. Je comprends que l'idée même de se retrouver seule dans cette petite pièce avec moi terrifie la petite.

Silas m'observe attentivement.
- Tu as raison, Tibo. Mais nous ne vivons pas dans un monde parfait. Il y a toujours eu des rapports de force entre les hommes et ils existeront toujours. Les guerres, les soumissions et la torture constituent l'empreinte humaine.

Silas nous a présenté les Insanis comme étant des êtres cruels et sanguinaires qui attaquent sadiquement leurs victimes pour les tuer. J'ai été témoin de leur cruauté. Méritent-ils pour autant d'être tués ? N'y a-t-il pas d'autre solution ?