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Citation de Partemps


Catherine Portevin
À plusieurs reprises, note Michel Serres-, LaFontaine « fait descendre aux gros l’échelle des deux infinis, mises en place par Pascal » : une « grosse force, énorme et sotte » dort tandis qu’une petite, « vive, frétille et s’agite ». Comme annoncé par La Fontaine, Le Lion et le Rat est suivie de La Colombe et la Fourmi, construite sur le même canevas : la Colombe « usa de charité » en sauvant la Fourmi de la noyade, qui la sauva à son tour en piquant le talon du « Croquant » qui s’apprêtait à tuer la Colombe qu’il voyait déjà « en son pot ». Dans le même LivreII, Le Lion et le Moucheron, inspirée du fabuliste grec Ésope, propose une autre version de la rencontre entre le gros et le petit, mais cette fois, dans la guerre : le Lion chasse le Moucheron comme un « excrément de la terre », celui-ci l’attaque en retour, le rend fou, triomphe en « invisible ennemi »… avant à son tour d’être pris dans une toile d’araignée. Dans ces retournements de la puissance et de la faiblesse, « les plus à craindre sont les plus petits », conclut La Fontaine.

De nombreuses autres fables montrent la force des faibles ou l’avantage du handicap (Le Lièvre et la Tortue, Le Chêne et le Roseau–« je plie mais ne romps pas »…), mais aussi la brutalité de « la raison du plus fort » (Le Loup et l’Agneau) ou la prétention des petits à se prendre pour des gros (La Grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le Bœuf–« la chétive pécore enfla si bien qu’elle creva »).

Mais Michel Serres a tôt fait de balayer les interprétations scolaires, sociales et politiques, qui replacent l’auteur dans son époque pour reconnaître le Roi Soleil dans le Lion, les nobles « sous la peau du Loup » et tous les autres, petits, faibles, grugés, mais parfois résistants et vengeurs, dans les ânes, les rats, les mouches et les agneaux. Ce qui intéresse le philosophe chez La Fontaine, c’est d’y reconnaître déjà les conditions de ce que lui-même théorisa comme « Contrat naturel » .

“La Fontaine voit, avec la tradition, ce que les philosophes, avec Hegel, ignorent”
Michel Serres
Selon lui, La Fontaine ne décrit pas du tout une morale de l’entraide, à peine une conduite naturelle, puisqu’il oppose l’extrêmement grand à l’extrêmement petit dans des animaux qui, dans la nature, sont indifférents l’un à l’autre, si indifférents qu’il ne saurait être question de contrat entre eux. « Quelqu’un aurait-il jamais cru qu’un lion d’un rat eût affaire ? », écrit Michel Serres, en enchaînant sa propre fable : « Quelqu’un aurait-il jamais cru que l’homme au microbe eût affaire,/ que le pain au levain eût affaire,/que le vin aux ferments eût affaire, / que la bombe atomique à un signal eût affaire, […] / et cependant le signal, un jour, dicte sa conduite à la puissance,/ ou la délivre du filet mortel où elle se trouve prise. »

C’est ainsi que Michel Serres subvertit la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel en remettant dans la rivalité la question de l’échelle : « Hegel a-t-il jamais tenté de penser l’opposition entre raisin et diastase ou entre roi et virus ? » La Fontaine« voit, avec la tradition, ce que les philosophes, avec Hegel, ignorent ».

Quant à Serres, philosophe des sciences, il voit aussi la découverte, depuis Pasteur, de ces vivants « plus petits », archéobactéries ou monocellulaires, sans lesquels il n’y a ni monde ni vie. Et repère aussi ces « plus petits »d ans l’inerte de la matière, dans l’atome, les particules, les sons et les signes, les chiffres et les lettres : « Il y a du nano dans toute l’échelle des êtres. »

C’est ainsi qu’avec Michel Serres, Le Lion et le Ratdevient une fable cosmique.


Philosophie Magazine, 1er juin 2021
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