AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de MegGomar


La nuit est en train de tomber, il est temps d’allumer les phares.
Friedrich dirait que c’est l’heure entre chien et loup, quand le chien rentre et
que le loup n’est pas encore sorti. L’heure des chiens-loups, en somme.
Lucie se penche sur son volant et scrute la route. C’est comme le black-out.
Bientôt, la nuit sera noire, éclairée par les maigres phares jaunes de la
voiture. Elle reprend son monologue à mi-voix, enfermée dans son passé,
parfois à la limite de la folie.
Pourtant, Lucie n’est pas sans repères. Il y a bien sûr toujours sa famille,
celle du premier cercle, le gynécée, qui s’agrippe à elle comme l’arapède au
rocher. Ils constituent son cadre de vie, parfois son boulet, mais ils ont le
mérite d’être là, de faire partie des meubles, éléments du décor, garants de
ses souvenirs. Ils ont partagé cette époque, connu le même style de vie. Ce
sont les témoins privilégiés. La ruche est à peu près sous contrôle. Ils se
connaissent si bien.
Il y a aussi la belle-famille – la famille de Friedrich, le premier mari,
s’entend – qui reste l’éternelle, la seule vraie. Parmi eux, la sœur de
Friedrich est une belle-sœur aux convictions nazies demeurées intactes et
qui les porte haut – on n’ose pas écrire une alliée –, avec laquelle Lucie
restera en contact toute sa vie. Elle a épousé en mésalliance, à vingt-neuf
ans, vêtue d’un tailleur foncé qui ressemble à celui des « souris grises »
pendant l’Occupation, un homme pâle, un bon séraphin un peu falot,
presque déjà monté aux cieux. On est en 1950 et six ans ont passé depuis la
mort de Friedrich. Sa sœur est encore comme une veuve, veuve de son
propre frère, les traits durs. Elle a repris le flambeau. Car c’est elle, la vraie
nazie, de plus en plus insensible à tout.
C’est sûr, il n’y a pas si longtemps, des mères donnaient leurs fils au
Führer, mais tout de même, Lucie est un peu ébranlée par sa dureté.
Il y a enfin la nouvelle belle-famille de Lucie, issue de son remariage.
Elle n’apporte qu’ennui insondable. Hormis « les petits cousins » qui n’ont
rien – ou rien encore – à voir avec ces bourgeois mesquins et rances, quels
bavardages inutiles, quels récits interminables venus d’un esprit provincial,
étroit et borné ! Son autoritaire belle-mère, que Lucie appelle « Madame »,
est déconcertée. Sa bru ne se plie pas aux convenances. Brusque,
expéditive, à la limite de l’impolitesse, Lucie peine à dissimuler son
impatience. La bigoterie catholique fait décidément des ravages. Même leur
antisémitisme est triste. Aucun idéal. Au moins, Lucie a l’antisémitisme
conquérant. Ses manières surprennent sa belle-famille. On les met sur le
compte d’un caractère singulier. « Mais Lu-cie… »
De temps en temps, les années s’égrenant, Lucie se retourne brièvement
sur sa vie. Elle a porté tant de masques qui l’ont aussi bien sauvée
qu’entravée, pour effacer méthodiquement ses vies antérieures quand elles
ne s’accordaient plus à son existence ! Mais depuis des décennies, elle est
plutôt en ligne droite, s’autorisant quelques chemins de traverse la rendant
supportable.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}