Chanel Koehl

"Venise est sortie de la mer belle et victorieuse, elle a dompté cette fière et ombrageuse cavale qui ne se soumet qu'à l'éperon d'or du maître invisible. Mais peu à peu la mer reprend son empire, elle bat en brèche la ville abandonnée, elle dévore chaque nuit un grain de pierre au palais ducal, elle entre dans le palais des Foscari et des Barbarigo, elle submerge tous les rêves de marbre de Palladio. Celle qui est sortie de la mer sera engloutie par la mer."

Arsène Houssaye, Voyage à Venise.

Ville des musées ou ville-musée ? Venise est un peu tout cela. Mais sans le côté péjoratif ni figé de ces expressions. Véritable musée à ciel ouvert, elle nous offre ses richesses comme autant de traces de la flamboyance de son passé. Il n'est pas nécessaire de posséder un quelconque bagage en histoire de l'art pour goûter à ces merveilles. Il suffit pour cela de garder les yeux grands ouverts et de savoir s’extasier.

Ainsi, dès 1850, Arsène Houssaye écrivait-il dans son "Voyage à Venise" : "Que celui qui doit aller à Venise ne lise pas ce "Voyage", ni aucun autre livre sur Venise. Il faut que le pays où l'on voyage soit une forêt vierge, où les aventureux puissent faire à leur tour des découvertes. A quoi bon le mot de l'énigme avant d'avoir lu l'énigme ? Le vrai voyageur est comme l'amant passionné : que lui font les portes ouvertes à tous, puisqu'il passe par les fenêtres."

Toujours est-il que l'un de ses miracles, et non des moindres, reste l'existence même de cette ville, de ses palais et de ses églises. De loin, on la dirait posée sur les eaux, voire jaillissant des fonds marins. Aucune autre cité, de par le monde, ne présente la même aspect ni, a fortiori, la même magnificence dans un contexte similaire. Cette singularité n'en finit pas de déconcerter les observateurs, ni de susciter l'admiration. Elle cache pourtant la précarité de ce joyau. Aux menaces naturelles que sont, entre autres, le mouvement des marées ou les dépôts alluvionnaires, se sont ajoutés depuis de nombreuses décennies la pollution, les effets pervers de l'exploitation touristique du site et l'ébranlement des fondations. Ainsi, à l'aube du XXIe siècle, la cité des Doges doit-elle relever de nouveaux défis auxquels rien ne l'avait préparée. Mais à l'inverse des temps anciens, elle n'est plus seule désormais, puisque la communauté internationale est à son chevet.

"Des colorations fantastiques se succédèrent qui eussent forcé à s'émouvoir l'âme la plus indigente. C'étaient tantôt des gammes sombres et ces verts profonds qui sont propres aux ruelles mystérieuses de Venise ; tantôt ces jaunes, ces orangés, ces bleus avec lesquels jouent les décorateurs japonais. Tandis qu'à l'Occident le ciel se liquéfiait dans une mer ardente, sur nos têtes des nuages enivrants de magnificence renouvelaient perpétuellement leurs formes, et la lumière crépusculaire les pénétrait, les saturait de ses feux innombrables."

Barrès Maurice, "Une soirée dans le silence et le vent de la Mort", in l'Action française, 1er février 1901.