Sultan Galiev ressentait une profonde méfiance non seulement envers les Russes, mais envers l’Occident en général, et cette méfiance, l’un des éléments fondamentaux de sa pensée politique, s’étendait même au prolétariat européen qu’il jugeait tout à fait capable de reprendre à son compte l’ancienne politique « colonialiste » de la bourgeoisie.
« Prenons, par exemple, disait-il en 1918, le cas du prolétariat anglais, (mais il pensait davantage au prolétariat russe) le plus évolué de tous. Si une révolution triomphe en Angleterre, ce prolétariat continuera à opprimer les colonies et poursuivra la politique de l’actuel gouvernement bourgeois, car il est intéressé à l’exploitation des colonies. C’est pour éviter l’oppression des travailleurs d’Orient que nous devons unir les masses musulmanes dans un mouvement communiste indigène autonome. »
Plus tard, en 1923, Sultan Galiev en vint à penser que l’ennemi des peuples coloniaux n’était pas la bourgeoisie des puissances impérialistes, mais la société industrielle tout entière, et il suggéra de remplacer l’antithèse marxienne classique « capitaliste-exploité » par une antithèse « tiersmondiste », « industriel-sous-développé ». Partant de là, il concluait que les peuples musulmans ne pourraient s’émanciper sans organiser leur propre internationale coloniale, indépendante ou même opposée à la IIIe Internationale dominée, comme les deux précédentes, par des représentants des sociétés industrielles. Pour éviter que la révolution d’Octobre ne rétablisse dès le départ la tutelle russe sur les musulmans, Sultan Galiev voulait que le passage au socialisme se fasse par étapes progressives. (pp. 195-196)