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Citation de Aurel82


Charles-Augustin Sainte-Beuve
Pensée d’août

Assis sur le versant des coteaux modérés
D’où l’œil domine l’Oise et s’étend sur les prés ;
Avant le soir, après la chaleur trop brûlante,
À cette heure d’été déjà plus tiède et lente ;
Au doux chant, mais déjà moins nombreux, des oiseaux ;
En bas voyant glisser si paisibles les eaux,
Et la plaine brillante avec des places d’ombres,
Et les seuls peupliers coupant de rideaux sombres
L’intervalle riant, les marais embellis
Qui vont vers Gouvieux finir au bois du Lys,
Et plus loin, par-delà prairie et moisson mûre
Et tout ce gai damier de glèbe et de verdure,
Le sommet éclairé qui borne le regard
Et qu’après deux mille ans on dit Camp de César,
Comme si ce grand nom que toute foule adore
Jusqu’au vallon de paix devait régner encore !…
M’asseyant là, moi-même à l’âge où mon soleil,
Où mon été décline, à la saison pareil ;
À l’âge où l’on s’est dit dans la fête où l’on passe :
« La moitié, sans mentir, est plus jeune et nous chasse »;
– Rêvant donc, j’interroge, au tournant des hameaux,
La vie humaine entière, et son vide et ses maux ;
Si peu de bons recours où, lassé, l’on s’appuie ;
Où, la jeune chaleur trop tôt évanouie,
On puise le désir et la force d’aller,
De croire au bien encor, de savoir s’immoler
Pour quelqu’un hors de soi, pour quelque chose belle.
Aux champs, à voir le sol nourricier et fidèle,
Et cet ensemble uni d’accords réjouissants,
Comment désespérer ? Et pourtant, je le sens,
Le mal, l’ambition, la ruse et le mensonge,
Faux honneur, vertu fausse, et que souvent prolonge
L’histoire ambitieuse autant que le César,
Grands et petits calculs coupés de maint hasard,
Voilà ce qui gouverne et la ville et le monde.
Où donc sauver du bien l’arche sainte sur l’onde ?
Où sauver la semence ? En quel coin se ranger ?
Et quel sens a la vie en ce triste danger ?
Surtout le premier feu passé de la jeunesse,
Son foyer dissipé de rêve et de promesse,
Après l’expérience et le mal bien connu,
Que faire ? Où reporter son effort soutenu ?
Durant cette partie aride et monotone
Qui, bien avant l’hiver, dès le premier automne
Commence dans la vie ; et quand par pauvreté,
Malheur, faute (oh ! je sais plus d’un sort arrêté),
Tout espoir de choisir la chaste jeune fille
Et de recommencer sa seconde famille
Dont il sera le chef, à l’homme est refusé,
Où se prendre ? Où guérir un cœur trop vite usé ?
En cette heure de calme, en ce lieu d’innocence,
Dans ce fond de lointain et de prochain silence,
La réponse est distincte, et je l’entends venir
Du ciel et de moi-même, et tout s’y réunir.
Oh oui ! ce qui pour l’homme est le point véritable,
La source salutaire avec le rocher stable,
Ce qui peut l’empêcher ou bien de s’engourdir
Aux pesanteurs du corps, ou bien de s’enhardir,
S’il est grand et puissant, à l’orgueilleuse idée
Qu’il pose ensuite au monde en idole fardée
Et dans laquelle il veut à tout jamais se voir,
Ce qu’il faut, c’est à l’âme un malheur, un devoir ?

– Un malheur (et jamais il ne tarde à s’en faire),
Un malheur bien reçu, quelque douleur sévère
Qui tire du sommeil et du dessèchement,
Nous arrache aux appâts frivoles du moment,
Aux envieux retours, aux aigreurs ressenties,
Mette bas d’un seul coup tant de folles orties
Dont avant peu s’étouffe un champ dans sa longueur,
Et rouvre un bon sillon avec peine et sueur !
– Un devoir accepté, dont l’action n’appelle
Ni l’applaudissement ni le bruit après elle,
Qui ne soit que constance et sacrifice obscur,
Sacrifice du goût le plus cher, le plus pur,
Tel que l’honneur mondain jamais ne le réclame,
Mais voulu, mais réglé dans le monde de l’âme.
Et c’est ainsi qu’il faut, au ciel avant le soir,
À son cœur demander un malheur, un devoir !

Marèze avait atteint à très peu près cet âge
Où le flot qui poussait s’arrête et se partage.
Jusqu’à trente-trois ans il avait persisté
Avec zèle et succès au sentier adopté,
Sentier sombre et mortel aux chimères légères.
Il tenait, comme on dit, un cabinet d’affaires ;
De finance ou de droit il débrouillait les cas,
Et son conseil prudent disait les résultats.
Mais Marèze cachait sous ce zèle authentique
Un esprit libre et grand, peut-être poétique,
Ou politique aussi, mais capable à son jour
D’arriver s’il voulait, et de luire alentour.
À sa tache, où le don inoccupé se gâte,
Trop longtemps engagé, tout bas il avait hâte
De clore et de sortir, et de recommencer
Une vie autre et vraie, appliquée à penser.
Plus rien n’allait gêner son être en renaissance :
Son cabinet vendu lui procurait aisance ;
Sa sœur avait famille en un lointain pays,
Et son père et sa mère étaient morts obéis ;
Car l’abri paternel qui protège et domine
S’abattant, on est maître, hélas ! sur sa colline.

Dans ce frais pavillon au volet entr’ouvert,
Où la lune en glissant dans la lampe se perd,
Devant ce Spasimo comme une autre lumière
Dont la paroi du fond s’éclaire tout entière,
Près des rayons de cèdre où brillent à leur rang,
Le poète d’hier aisément inspirant,
L’ancien que moins on suit, plus il convient d’entendre,
Que fait Marèze ? Il veille et se dit d’entreprendre.
Depuis un an passé qu’il marche vers son vœu,
Le joug est jeté loin ; il s’en ressouvient peu,
Que pour mieux posséder sa pensée infinie.
Cet esprit qu’aussi bien on saluerait génie,
Retardé jusque là, mais toujours exercé,
Arrive aux questions plus ferme et plus pressé.
Poète et sage, il rêve alliance nouvelle ;
Lamartine l’émeut, Montesquieu le rappelle ;
Il veut être lui-même, et que nul n’ait porté
Plus d’élévation dans la réalité.
Solennel est ce soir, car son âme qui gronde
Sent voltiger plus près et sa forme et son monde.
Marèze est sur la pente ; il va gravir là-haut,
Où tant de glorieux montent comme à l’assaut,
Disant Humanité pour leur cri de victoire,
Nommés les bienfaiteurs, commençant par le croire,
Et qui, forts de trop faire et de régénérer,
Finissent par soi-même et soi seuls s’adorer.

Mais on frappe ; une femme entre et se précipite :
– « Ô mon frère ! » – « Ô ma sœur ! » – Explosion subite ;
Joie et pleurs, questions, les deux mains que l’on prend,
Et tout un long récit qui va comme un torrent :
Un mari mort, des Noirs en révolte, la ville
Livrée au feu trois jours par un chef imbécile,
La fuite avec sa fille au port voisin, si bien
Qu’elle n’a plus qu’un frère au monde pour soutien.
Marèze entend : d’un geste il répond et console,
Il baise au front l’enfant, beauté déjà créole,
Et comme à ces discours on oublierait la nuit,
Jusqu’au lit du repos lui-même les conduit.

Le voilà seul. – Allons ! ose, naissant génie ;
Il faut à ton baptême annoncer l’agonie.
Dix ans s’étaient passés à comprimer l’essor,
À mériter ton jour ; donc, recommence encor !
Devant ces vers du maître harmonieux et sage,
Devant ce Raphaël et sa sublime page,
Au plus mourant soupir du chant du rossignol,
Au plus fuyant rayon où s’égarait ton vol,
Dis-toi bien : Tout ce beau n’est que faste et scandale
Si j’hésite, et si l’ombre à l’action s’égale.

Marèze un seul instant n’avait pas hésité ;
Il s’est dit seulement, dans sa force excité,
Que peut-être il saurait, son œuvre commencée,
Nourrir enfant et sœur du lait de sa pensée.
Il hésite, il espère en ce sens, et bientôt,
L’anise éteignant la nuit, son œil plus las se clôt.

Au matin un réveil l’attendait qui l’achève.
Une ancienne cliente à lui, madame Estève,
Avait, par son conseil, confié le plus clair
D’une honnête fortune à quelque premier clerc
Établi depuis peu, jusqu’alors sans reproche ;
Mais le voilà qui part, maint portefeuille en poche.
La pauvre dame est là, hors d’elle, racontant.
Marèze y perd aussi, peu de chose pourtant.
Mais il se croit lié d’équité rigoureuse
À celle qu’un conseil a faite malheureuse.
Courage ! il rendra tout; il soutiendra sa sœur,
Il mariera sa nièce; et sans plus de longueur,
Il court chez un ami : tout juste un commis manque.
Commis le lendemain il entre en cette banque ;
Et là, remprisonné dans les ais d’un bureau,
Sans verdure à ses yeux que le vert du rideau,
Il vit, il y blanchit, régulier, sans murmure,
Heureux encor le soir d’une simple lecture
À côté de sa sœur, – un poète souvent
Qu’un retour étouffé lui rend trop émouvant,
Et sa voix s’interrompt ;… – lecture plus sacrée
À l’âme délicate et tout le jour sevrée !

Il a gagné pourtant en bonheur : jusque là,
Plus d’un mystère étrange, et que Dieu nous voila,
Avait mis au défi son âme partagée.
La vérité nous fuit par l’orgueil outragée.
Mais alors, comme au prix d’un sacrifice cher,
Sans plus qu’il y pensât en Prométhée amer,
De vertus en vertus, chaque jour, goutte à goutte,
La croyance, en filtrant, emporta tout son doute ;
La persuasion distilla sa saveur,
Et la pudique foi lui souffla la ferveur.

– Doudun (exemple aussi) n’est pas, comme Marèze,
De ceux qui sentiraient leur âme mieux à l’aise
À briller au soleil et mouvoir les humains
Qu’à compter pas à pas les chardons des chemins
Il chemine et se croit tout en plein dans sa trace.
Très doux entre les doux et les humbles de race,
Il n’a garde de plus, ne prévaut sur pas un ;
Celui seul qui se baisse a connu son parfum ;
La racine en tient plus, et la fleur dissimule.
Son prix, son nom nommé lui serait un scrupule.
Enfant, simple écolier, se dérobant au choix,
Avant qu’il eût son rang il se passait des mois ;
Il n’en tâchait pas moins, sans languir ni se plaindre,
Mais comme au fond craignant de paraître et d’atteindre.
Jeune homme, étroitement casé, non rétréci,
Coeur chaste à l’amitié, n’eut-il donc pas aussi
Quelque passion tendre, humble et, je le soupçonne,
Muette, et que jamais il n’ouvrit à personne,
Mais pour qui sa rougeur parle encore aujourd’hui,
Si l’objet par hasard est touché devant lui ?
Avant tout il avait sa mère bien aimée,
Infirme plus que vieille, assez accoutumée
À l’aisance, aux douceurs, et dont le mal réel
Demandait pour l’esprit éveil continuel.
Il la
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