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Citation de Partemps


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— Encore des Orfraies ! dit-elle ; voyons, donnez-moi votre bras et admirons ces pauvres fleurs que le printemps rend si heureuses !

Au lieu d’admirer les fleurs, Samuel Cramer, à qui la phrase et la période étaient venues, commença à mettre en prose et à déclamer quelques mauvaises stances composées dans sa première manière. La dame le laissait faire.

— Quelle différence, et combien il reste peu du même homme, excepté le souvenir ! mais le souvenir n’est qu’une souffrance nouvelle. Le beau temps que celui où le matin ne réveilla jamais nos genoux engourdis ou rompus par la fatigue des songes, où nos yeux clairs riaient à toute la nature, où notre âme ne raisonnait pas, mais où elle vivait et jouissait ; où nos soupirs s’écoulaient doucement sans bruit et sans orgueil ! que de fois, dans les loisirs de l’imagination, j’ai revu l’une de ces belles soirées automnales où les jeunes âmes font des progrès comparables à ces arbres qui poussent de plusieurs coudées par un coup de foudre. Alors je vois, je sens, j’entends ; la lune réveille les gros papillons ; le vent chaud ouvre les belles-de-nuit ; l’eau des grands bassins s’endort. — Écoutez en esprit les valses subites de ce piano mystérieux. Les parfums de l’orage entrent par les fenêtres ; c’est l’heure où les jardins sont pleins de robes roses et blanches qui ne craignent pas de se mouiller. Les buissons complaisants accrochent les jupes fuyantes, les cheveux bruns et les boucles blondes se mêlent en tourbillonnant ! — Vous souvient-il encore, madame, des énormes meules de foin, si rapides à descendre, de la vieille nourrice si lente à vous poursuivre, et de la cloche si prompte à vous rappeler sous l’œil de votre tante, dans la grande salle à manger ?

Madame de Cosmelly interrompit Samuel par un soupir, voulut ouvrir la bouche, sans doute pour le prier de s’arrêter, mais il avait déjà repris la parole.

— Ce qu’il y a de plus désolant, dit-il, c’est que tout amour fait toujours une mauvaise fin, d’autant plus mauvaise qu’il était plus divin, plus ailé à son commencement. Il n’est pas de rêve, quelque idéal qu’il soit, qu’on ne retrouve avec un poupard glouton suspendu au sein ; il n’est pas de retraite, de maisonnette si délicieuse et si ignorée, que la pioche ne vienne abattre. Encore cette destruction est-elle toute matérielle ; mais il en est une autre plus impitoyable et plus secrète qui s’attaque aux choses invisibles. Figurez-vous qu’au moment où vous vous appuyez sur l’être de votre choix, et que vous lui dites : Envolons-nous ensemble et cherchons le fond du ciel ! — une voix implacable et sérieuse penche à votre oreille pour vous dire que nos passions sont des menteuses, que c’est notre myopie qui fait les beaux visages et notre ignorance les belles âmes, et qu’il vient nécessairement un jour où l’idole, pour le regard plus clairvoyant, n’est plus qu’un objet, non pas de haine, mais de mépris et d’étonnement !

— De grâce, monsieur, dit madame de Cosmelly.

Elle était en même temps émue ; Samuel s’était aperçu qu’il avait mis le fer sur une ancienne plaie, et il insistait avec cruauté.

— Madame, dit-il, les souffrances salutaires du souvenir ont leurs charmes, et, dans cet enivrement de la douleur, on trouve parfois un soulagement. — À ce funèbre avertissement, toutes les âmes loyales s’écrieraient : « Seigneur, enlevez-moi d’ici avec mon rêve intact et pur : je veux rendre à la nature ma passion avec toute sa virginité, et porter ailleurs ma couronne inflétrie. » — D’ailleurs les résultats du désillusionnement sont terribles. — Les enfants maladifs qui sortent d’un amour mourant sont la triste débauche et la hideuse impuissance : la débauche de l’esprit, l’impuissance du cœur, qui font que l’un ne vit plus que par curiosité, et que l’autre se meurt chaque jour de lassitude. Nous ressemblons tous plus ou moins à un voyageur qui aurait parcouru un très-grand pays, et regarderait chaque soir le soleil, qui jadis dorait superbement les agréments de la route, se coucher dans un horizon plat. Il s’assied avec résignation sur de sales collines couvertes de débris inconnus, et dit aux senteurs de bruyères qu’elles ont beau monter vers le ciel vide ; aux graines rares et malheureuses, qu’elles ont beau germer dans un sol desséché ; aux oiseaux qui croient leurs mariages bénis par quelqu’un, qu’ils ont tort de bâtir des nids dans une contrée balayée de vents froids et violents. Il reprend tristement sa route vers un désert qu’il sait semblable à celui qu’il vient de parcourir, escorté par un pâle fantôme qu’on nomme Raison, qui éclaire avec une pâle lanterne l’aridité de son chemin, et, pour étancher la soif renaissante de passion qui le prend de temps en temps, lui verse le poison de l’ennui.

Tout d’un coup, entendant un profond soupir et un sanglot mal comprimé, il se retourna vers madame de Cosmelly ; elle pleurait abondamment et n’avait même plus la force de cacher ses larmes.

Il la considéra quelque temps en silence, avec l’air le plus attendri et le plus onctueux qu’il put se donner ; le brutal et hypocrite comédien était fier de ces belles larmes ; il les considérait comme son œuvre et sa propriété littéraire. Il se méprenait sur le sens intime de cette douleur, comme madame de Cosmelly, noyée dans cette candide désolation, se méprenait sur l’intention de son regard. Il y eut là un jeu singulier de malentendus, à la suite duquel Samuel Cramer lui tendit définitivement une double poignée de main, qu’elle accepta avec une tendre confiance.

— Madame, reprit Samuel après quelques instants de silence, — le silence classique de l’émotion, — la vraie sagesse consiste moins à maudire qu’à espérer. Sans le don tout divin de l’espérance, comment pourrions-nous traverser ce hideux désert de l’ennui que je viens de vous décrire ? Le fantôme qui nous accompagne est vraiment un fantôme de raison : on peut le chasser en l’aspergeant avec l’eau bénite de la première vertu théologale. Il y a une aimable philosophie qui sait trouver des consolations dans les objets les plus indignes en apparence. De même que la vertu vaut mieux que l’innocence, et qu’il y a plus de mérite à ensemencer un désert qu’à butiner avec insouciance dans un verger fructueux, de même il est vraiment digne d’une âme d’élite de se purifier et de purifier le prochain par son contact. Comme il n’est pas de trahison qu’on ne pardonne, il n’est pas de faute dont on ne puisse se faire absoudre, pas d’oubli qu’on ne puisse combler ; il est une science d’aimer son prochain et de le trouver aimable, comme il est un savoir bien vivre.

Plus un esprit est délicat, plus il découvre de beautés originales ; plus une âme est tendre et ouverte à la divine espérance, plus elle trouve dans autrui, quelque souillé qu’il soit, de motifs d’amour ; ceci est l’œuvre de la charité, et l’on a vu plus d’une voyageuse désolée et perdue dans les déserts arides du désillusionnement, reconquérir la foi et s’éprendre plus fortement de ce qu’elle avait perdu, avec d’autant plus de raison qu’elle possède alors la science de diriger sa passion et celle de la personne aimée.

Le visage de madame de Cosmelly s’était éclairé peu à peu ; sa tristesse rayonnait d’espérance comme un soleil mouillé, et à peine Samuel eut-il fini son discours, qu’elle lui dit vivement et avec l’ardeur naïve d’un enfant :

— Est-il bien vrai, monsieur, que cela soit possible, et y a-t-il pour les désespérés des branches aussi faciles à saisir ?

— Mais certainement, madame.

— Ah ! que vous me rendriez bien la plus heureuse des femmes, si vous daigniez m’enseigner vos recettes !

— Rien de plus facile, répliqua-t-il brutalement ?
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