Si l’enseignement public est resté si longtemps muet sur les questions d’art, cela tient sans doute à la prédominance de certaines idées mal comprises. Par une abominable confusion, tant de chastes divinités, dont la présence élève l’âme et la purifie, étaient regardées comme des images suspectes enveloppant l’esprit du mal et toutes pleines de séductions dangereuses. De là l’éloignement de l’institution cléricale pour les arts païens, sentiment qui, dans nos collèges laïques, se traduisait par le silence. Et cependant, les grands papes qui firent peindre, sur les murailles du Vatican, l’École d’Athènes et le Parnasse, qui consacrèrent à l’Apollon, à l’Antinoüs, les plus belles chambres de leurs palais, ces pontifes à jamais illustres et qui, eux aussi, furent infaillibles, ne croyaient pas faire une œuvre impie en présidant à la résurrection de la beauté antique. Pourquoi donc serions-nous plus chrétiens que Jules II et Léon X ?
Quel profond savoir, quelle variété de connaissances ne supposent pas les monuments primitifs de l’Égypte et de l’Inde dans les corporations sacerdotales qui les conçurent ! C’était, encore une fois, toute une philosophie qui était exprimée par ces pagodes, ces pyramides, ces labyrinthes, et l’architecte si longtemps classique des temps modernes, Vitruve, était loin d’exagérer l’importance de son art lorsqu’il écrivait, au siècle d’Auguste, plus de quatre mille ans après la construction des Pyramides : « L’architecte doit savoir écrire et dessiner, être instruit dans la géométrie et n’être pas ignorant de l’optique ; avoir appris l’arithmétique et savoir beaucoup de l’histoire ; avoir bien étudié la philosophie, avoir connaissance de la musique et quelque teinture de la médecine, de la jurisprudence et de l’astrologie. »
Mais par cela même qu’ils représentent l’esprit des peuples, leurs croyances, leur manière de concevoir Dieu et le monde, les monuments de l’architecture sont les pages les plus sincères de l’histoire : voilà pourquoi leurs débris mêmes nous apprennent tant de choses sur la vie morale des sociétés. Les ruines de l’architecture sont les ossements fossiles de l’histoire humaine.
Quelques philosophes ont pensé que l'idée du beau était un pur ouvrage de l’esprit, qui, en comparant des êtres imparfaits et en supprimant les défauts de chacun d’eux, s’élevait à la connaissance d’une perfection absolue. C’est ainsi, disent-ils, que le peintre Zeuxis forma son Hélène en réunissant les beautés éparses des plus jolies femmes d’Agrigente. Mais comment discerner les défauts d’une figure, si l’on n’a une idée préconçue de la beauté ? Comment Zeuxis aurait-il choisi la bouche de celle-ci, la main de celle-là, le pied d’une autre, s’il n’avait été dirigé dans son choix par une lumière intérieure ? Qui ne sent, du reste, que le rapprochement de parties séparément belles pourrait former un tout monstrueux, si l’artiste ne portait en lui le sentiment du lien qui doit les unir et en constituer l'harmonie ? Un tel sentiment, il le puisera dans cette conscience au sein de laquelle réside l’idée du beau, et qui est sans doute une secrète réminiscence de la grâce primitive du genre humain. Apprendre, dit Platon, c’est se ressouvenir.
Harmonie. Le mot harmonie, en grec αρμονία signifie, dans son acception primitive, liaison, assemblage, emboîtement. Les auteurs grecs l’appliquaient à l’architecture. Pausanias l’a employé en parlant des murs cyclopéens de Tyrinthe, formés de très grandes pierres entremêlées de plus petites. « Chacune de ces petites pierres servait l’harmonie aux grandes. » C’est donc de l’architecture que les musiciens ont emprunté le mot harmonie, que l’on penserait avoir été créé tout exprès pour la musique.
Celle-là je ne résiste pas à la partager ...
L’union du dessin et de la couleur est nécessaire pour engendrer la peinture, comme l’union de l’homme et de la femme pour engendrer l’humanité ; mais il faut que le dessin conserve sa prépondérance sur la couleur. S’il en est autrement, la peinture court à sa ruine ; elle sera perdue par la couleur comme l’humanité fut perdue par Ève.
Toute laideur nous fait souvenir de la beauté.
Mais quelles étaient donc ces pressantes affaires qui l'appelaient si impérieusement à Florence? Raphaël, sans aucun doute, était impatient de voir le fameux carton de la Guerre de Pise que Michel-Ange venait de terminer après sa fuite de Rome, dans les premiers mois de 1506, et le carton non moins fameux que Léonard de Vinci devait exposer le même jour au jugement des Florentins. Quelle impression durent faire sur l'élève encore docile du Pérugin ces dessins prodigieux, dont la science paraissait hardie et n'était que profonde : ici, les figures terribles et palpitantes de Léonard et ses chevaux héroïques; là, les soldats de Michel-Ange, tiers comme des héros, élégants comme des dieux descendus de l'Olympe!
Dans l’Afrique septentrionale, depuis l’Égypte jusqu’au Maroc, en Orient et dans le midi de l’Italie, les édifices sont surmontés de plates-formes, et le caractère de l’architecture en est profondément modifié, car la ligne horizontale qui les termine exprime, encore une fois, le calme, la paix, le repos, parce qu’elle annonce la pureté du ciel et rappelle la tranquillité de la mer.
De tout temps il en fut de même dans ces contrées, ainsi qu’en témoignent la Bible et les écrivains antiques. « Quand tu bâtiras une maison neuve, dit le Deutéronome, tu feras des défenses autour de ton toit, afin que tu ne rendes pas ta maison coupable de sang si quelqu’un tombait de là. » On peut ajouter à cette preuve le passage de l'Odyssée où Homère raconte la mort d’Elpenor, un des compagnons d’Ulysse. Étant allé dormir sur la terrasse du palais de Circé, Elpenor oublia en se réveillant que la terrasse n’avait point de parapet, et s’étant dirigé, à moitié endormi encore, du côté opposé à l’escalier, il se précipita sur le pavé et se tua.
Hégel a dit avec une sagacité admirable : « Dans la sculpture et l’architecture, les formes sont rendues visibles par la lumière extérieure. Dans la peinture, au contraire, la matière, obscure par elle-même, a en soi son élément interne, son idéal : la lumière ; elle tire d’elle-même sa clarté et son obscurité. Or l’unité, la combinaison du clair et de l’obscur, c’est la couleur. »
Les déviations les plus légères, les inflexions les plus subtiles servaient de la sorte à redresser les erreurs de la vue, et ici encore la délicatesse du mensonge appuyait l’expression de la vérité. Quant à ces courbes merveilleuses, c’était la contemplation de la nature qui les avait inspirées aux Grecs. Plus d’une fois, nous plaçant à l’orient du Parthénon et regardant la mer du haut de ces ruines, dans un jour de calme, nous avons été frappé de la similitude qui existe entre la courbe du fronton occidental et celle qui dessine l’horizon de la mer, de l’île d’Égine au cap Sunium. Les deux arcs paraissent avoir le même rayon… Qui sait encore si de ces courbes mystérieuses ne résulte pas l’étrange effet de ce temple fameux , dont la grandeur réelle est si fort au-dessous de la grandeur apparente ? Qui sait si, en évitant partout la ligne [droite] qui est le plus court chemin d’un point à l’autre, on n’a point trompé secrètement le spectateur et agrandi l’aspect du monument ?