GIACOMO. (...) ... chaque étape a sa saveur : le premier regard, l’approche faussement indifférente, la conversation détachée, les mains qui se frôlent, le premier rendez-vous manqué, l’échange intellectuel et la complicité qui s’installe avec la montée du désir qui vous tient comme une obsession… Et l’angoisse, la douce, la merveilleuse angoisse qui vous étreint parce que vous vous sentez tomber amoureux… et le reste, quand enfin il vous est permis de pénétrer dans la chambre des délices… Je vous laisse deviner.
ZANETTA. Je devine.
GIACOMO. Votre rêve s’est brisé. Qui a brisé votre rêve ?
ZANETTA La trahison, bien sûr, la perfide trahison, la scélérate, l’ignoble trahison qui vient la nuit pendant que tu dors se vautrer dans tes draps pour lacérer tes rêves…
ZANETTA. Le Comte est à l’étage…
GIACOMO. Curieux usage. N’est-il pas au courant de ma visite ? Cette maison a une étrange façon d’accueillir ses invités. Je vous attends depuis des heures, et on me laisse seul…
ZANETTA. Je te rappelle que personne ne t’a invité, si ce n’est toi-même.
GIACOMO. Merci du rappel… Je croyais vous faire une heureuse surprise. Mais le Comte, que fait-il à l’étage ?
ZANETTA. Il est en train de mourir… à l’étage.
GIACOMO
Venise ne m’aime plus guère en ce moment.
ZANETTA
Venise, il faut la mériter, mon fils. Tu en as fait ta pire ennemie, d’après ce que l’on dit
GIACOMO
Mon ennemie n’est pas Venise, mais la clique qui entoure le doge, ces inquisiteurs et ces hypocrites qui se servent de la religion pour asservir le peuple et la liberté.
ZANETTA
Révolutionnaire et blasphémateur ! Eh bien, ça promet une belle soirée
Des amis ?... Il n’y a pas d’amis, mère, seulement des alliances, qui se font et se défont au gré des circonstances. La vie n’est qu’un rapport de force, c’est un jeu, comme le trictrac ou le piquet. On gagne, on perd, on joue, on triche. Je ne crois pas à l’amitié.