Christine Jacquet

Dans l'escalier qu'il dévale à toute allure, par peur de la contagion, le mot est déjà peint en lettres capitales. Tel un buvard anxieux, le regard de Daniel a su juguler net l'hémorragie macabre du noir qui s'écoulait de chaque majuscule. Mais c'est peine perdue car, dehors, tout affiche Dérisoire. Les neuf lettres du mot n'épargnent rien. Absolument rien. Au firmament du ciel désalphabétisé désormais trois syllabes ont seules droit de cité. Dérisoire. Au ralliement du cri égorgeant les ténèbres, des cohortes de gens lapidés par l'écho, fustigés par la peur trébuchent en fuyant. En guise de viatique, ils serrent contre leur coeur leurs plus beaux souvenirs. Mais c'est peine perdue que de se prémunir ainsi : le cercle rouge de la Zoll de l'empire du Dérisoire ne respectera rien. Ne leur laissera rien. Tous ceux qui disent, à tort et à travers, en crachant dans la soupe: "Je n'ai plus rien à perdre", comprendront cette nuit, au passage de la Zoll, la vanité de tels propos. Le mot exécutif, dressé comme une potence à chaque croisement des rues débaptisées, se ferme en guet-apens, se rabat piège à rats, ingère en se moquant les beaux moments d'une vie et les chagrins d'une autre qu'impitoyablement, après un bref contrôle d'un coup sec, il agrafe du label Dérisoire. Nul n'est épargné. À voir tous nos secrets dévoilés, exhibés aux passants, perdre leur bourre aux coutures, la peur frappe au loquet; à voir tout ce foutoir envahir l'Agora comme une salle des ventes, l'horreur cogne au judas: c'est le souk à la porte, Chicago dans la rue, le bordel dans le monde! En cette date fatale l'homme qui déteignit sur la mère, la fille et puis le fils déteint encore ce soir, au nom du dérisoire, sur des milliers de gens. Oh!Christ, tu ne viens pas! Et pourtant cette nuit livrée aux mains du père sous le regard du fils, l'histoire l'archivera au côté gauche d'Hérode. Méthylène, le ciel se badigeonne d'un bleu de gorge aseptique et profond; tout s'immerge et se noie sous ce bleu emphatique qui hurle "Miserere!" dans le dédale des rues. Oh Christ! Prends garde à nous!
(pp.136-137)

De certaines vies qui s'achèvent, il est courant de dire qu'elles furent "bien nourries"; mais personne, poussant plus loin l'investigation, ne se demande jamais "par qui"? Au détriment de qui?" car qui mange à sa faim prive forcément l'autre; car les vies bien nourries s'engraissent aux dépens des vies pauvres en chimères qu'elles affament et assèchent de toute leur clarté. Elles ne doivent la brillance de leur existence qu'au sacrifice de ces vies en retrait, résignées plus mal que bien à ne pas laisser de traces, qui ne possèdent même pas assez d'orgueil pour demander réparation ou exiger reconnaissance. (p.129)

Lagune frangée d'or, sous ses paupières fermées passaient en bonds légers gazelles et antilopes, des soleils étirés, des plages de taches claires. Alors c'était le jour? Un robinet jappa. Elle se lavait de lui comme il se laverait d'elle. Il y aurait d'autres nuits et des matins aussi, emplis de bruissements d'étoffes, de frémissements d'eau. "Garçon! café pour deux désormais et toujours!" À la première alerte de ses pas, il décrocherait le téléphone mural et commanderait : "Garçon! café pour deux désormais et toujours!"

Il n'était plus assez naïf pour croire à la liberté, mais, malgré lui, il lui arrivait encore de commencer une phrase par "moi je". Il n'avait pas encore été initié à la théorie des agencements coercitifs et des réseaux inextricables.
(p.130)