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Citation de Charybde2


Mon père avait eu l’air courroucé le jour où je lui ai annoncé que je m’en allais. Et je n’avais pas vu dans ses traits la manifestation contrariée de son amour, mais le signe évident de son éternelle autorité. Mon père détestait que les autres prennent des initiatives. Initiative, dans sa bouche, sonnait comme mutinerie ou sédition. Je ne partais pourtant pas très loin. Dans mon monde, à l’instar de celui de mon père, partir signifiait se déplacer de quelques kilomètres tout au plus, dans la ville à côté, qui apparaissait assurément plus grisante que la campagne bungalow où je m’étais morfondu pendant des années. Ça relève quasiment de la coutume par ici : on ne s’en va jamais vraiment. Étrangement, il y en a qui s’en font une espèce de vertu, ou de fierté, voire finissent par développer une forme bizarre de chauvinisme micro-localisé. Cela aurait à voir avec le passé illustre de la ville, certains disent, comme une relique de sa superbe d’antan. Mais je ne crois pas que ce soit ça, personnellement. Je ne suis même pas sûr qu’on ait réellement un passé illustre. Je crois que c’est juste une manière pour les habitants, jusqu’au cou dans la bouillasse, de relever le menton. Ça a quelque chose de touchant, au fond, bien qu’il y en ait toujours pour exagérer, et claironner que la ville forme encore un centre important par ici dans le Nord. Mais le seul centre qu’elle constitue, je l’ai découvert plus tard lorsque j’ai fini par prendre un peu de distance, c’est celui de la came : ses rues sont colonisées par des hordes de toxicomanes fantomatiques que personne ne semble remarquer, comme s’ils ne constituaient qu’un accroc de plus dans le paysage décrépit, ou qu’ils s’y étaient totalement fondus. Un punk à chien français me l’a dit un jour : ici, c’est l’étape finale de la descente aux enfers. Parce que si on attire que dalle en entreprises ou en main d’œuvre étrangère, pour la chnouf par contre, on a une chiée d’expatriés ; ils viennent de partout, des Pays-Bas, de Picardie ou du Finistère, pour finir sur les trottoirs de la cité. Et là encore, il y en a qui parviennent à s’en faire une gloriole. Récemment, des types un peu graffeurs se sont mis à appeler la ville Toxcity, pour faire street, genre le Bronx, Détroit ou Chicago. D’autres se sont mis en tête d’immortaliser les derniers recoins de la ville qui n’ont pas été goudronnés, dans une perspective Instagram-écolo ; or, il y a toujours un pylône ou un hangar pourri qui traîne dans le champ, mais puisqu’ils sont facétieux, ils se la jouent nature versus industrie. À force, elle a quelque chose d’insupportable, cette complaisance dans le surplace permanent, comme s’il était acquis qu’ici, on n’irait jamais de l’avant. Mais à l’époque, je ne voyais rien de cela : à mes yeux, la ville constituait l’Eldorado. Et c’est de cette manière que j’avais présenté les choses à mon père, avant qu’il ne m’adresse un regard sombre et que j’y lise l’expression irritée de son autorité bafouée. Mais c’était pourtant bien de l’amour ; de l’amour subitement brisé par le regret des moments qui n’adviendront jamais : le match de foot au stade tant de fois reporté, les embrassades à l’américaine ou les mots doux qui, au moment du départ, restent toujours coincés.
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