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Citation de Charybde2


Alors, puisque je lui en avais tant parlé, j’ai fini par l’emmener dans la forêt, là au bout, où la litière se confondait avec la poussière, jusqu’à l’ancienne carrière inondée qui dessinait dans la pinède une large entaille dont on pouvait embrasser chacun des contours depuis un petit promontoire duquel, gamins, ivres de fougue et de peur, on se jetait en hurlant. Et à notre tour, comme des gamins ivres de fougue et de peur, on s’était élancés du rocher pour se rejoindre sous l’écume, les poumons crevés et le cœur à deux doigts d’éclater. On avait séché nos corps, les pieds dans la caillasse, sous les rayons du soleil, jusqu’à ce qu’il s’éteigne derrière la colline qu’on appelait montagne. J’ai raconté à Sophie qu’il restait au fond du bassin quelques baraquements d’ouvriers qu’on n’avait pas pris la peine de démanteler le grand jour de l’inondation. On les voyait parfois crever la surface de l’eau, les étés de sécheresse, ça et quelques reliques d’épicéas morts-nés qui faisaient office de nids à carpes dans les profondeurs ; et pendant que je lui racontais ces histoires qu’on m’avait moi-même racontées, je l’observais, les yeux demi-clos. Elle était allongée les bras derrière la nuque, inondée dans le crépuscule ; une sensation intense de béatitude s’était emparée de moi, quelque chose d’incroyablement clair et pur, qui a laissé place juste après – c’était toujours pareil quand ça arrivait – au sentiment tenace de mon imposture.
Il faisait presque nuit lorsqu’on a quitté la carrière, et dans les fourrés autour, ça commençait déjà à gigoter. J’ai senti la main de Sophie se raidir dans la mienne. Il n’y a aucun animal féroce ici, j’ai dit, hardi, bien que j’aie méchamment les chocottes des sangliers ; j’ai serré Sophie contre moi et je pense qu’elle n’en a rien présumé. Lorsqu’on est remonté dans ma voiture un peu plus tard, j’ai proposé de faire un crochet pour aller voir le village où vivait ma grand-mère Rose avant d’être placée en maison de repos. Elle y habitait une petite maison orange brique avec derrière un jardin en labyrinthe de buissons au milieu desquels se trouvaient des serres anciennes et leurs vasques remplies de crapauds ; on s’amusait à les capturer le samedi avec mon frangin, pendant qu’elle nous cuisinait des gaufrettes pleines de grumeaux. Avec les années, son village, autrefois moisi à tendance morose, était presque devenu pittoresque. Une petite auberge y avait ouvert et nous y avions loué une chambre lorsque j’avais découvert qu’avait lieu ce soir-là la traditionnelle fête de Noël du milieu de l’été à laquelle, des années plus tôt, j’avais participé. Personne n’avait jamais trop su d’où provenait la tradition, si ce n’est qu’ils trouvaient ça visiblement très rigolo, au village, de célébrer Noël en juillet, et que la fête donnait une bonne occasion à tous de se mettre la race pour marquer le début des congés. La plupart portaient des bonnets rouges dont beaucoup secouaient le pompon pour souligner le cocasse de la situation. Sur la remorque d’un camion, un orchestre jouait des tubes de Johnny que tous autour reprenaient à tue-tête. Sophie était allée chercher deux verres dans le bar sous un petit chapiteau. Je l’attendais au milieu de la foule qui hurlait son bonheur avec une telle absence de retenue que cela ne pouvait réellement être que vrai. Elle me fixait de loin et soutenait mon regard en s’avançant les deux gobelets en main, jusqu’à ce qu’elle soit si près qu’elle chuchote, en se penchant vers mon épaule : mon ange. Mon ange, elle avait dit gratuitement, et ça m’avait fait un crépitement brûlant au bout de l’estomac qui serait remonté en larmes pour crever mes paupières si je n’avais été si fier ou tellement prudent.
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