À la fin du premier semestre, quand je me mis enfin en quête d’un appartement, Dank et moi formions un couple si tranquille qu’il parut vaguement vexé quand je parlai de déménager : les réserves qu’il avait pu avoir lors de mon installation chez lui avaient disparu depuis longtemps. Je me dois de signaler que Dank n’avait fréquenté la fac qu’un semestre, et c’est sans doute ce manque de familiarité avec le monde universitaire qui explique ce choix d’un professeur comme personnage sinistre dans The Academician. Le grand artiste « marginal » Henry Darger, autodidacte proclamé, peignait souvent des toques universitaires – des « couvre-chefs de professeur d’université », comme il les appelait – sur la tête des soldats sadiques tueurs d’enfants qu’on voit sur ses tableaux. Non que Dank et Darger eussent eu tort de craindre les enseignants. Le professeur MacDougal – critique littéraire à ses heures perdues, naguère ami de Dank, opposé à mon embauche (et plus tard à ma titularisation), et directeur de mon département de 1996 jusqu’à sa mort aussi sinistre que soudaine en 2000 – était si haineux et si largement haï que même un homme aussi pacifique que Dank fut interrogé au moment de sa mort.
Depuis ses humbles débuts comme scribouillard de SF lambda jusqu’à la nuit de son horrible mort, Phoebus Kinsman Dank fut probablement le seul véritable génie de notre époque et assurément le plus prolifique. Ses cinquante-sept livres présentent un défi intimidant aux lecteurs potentiels. Même ses fans les plus ardents n’ont lu que quelques-uns de ses livres, la plupart étant épuisés. Un des objectifs de ce guide est de fournir les informations de base sur la vie et l’œuvre de Dank dont aurait besoin son lecteur idéal avant d’aborder chaque livre.
De prime abord, la vie de Dank ne respire pas le bonheur. A la grande honte de notre époque illettrée, aucun de ses romans ne lui a vraiment apporté la gloire ni (nonobstant quatre mariages calamiteux) valu l’amour durable des femmes qu’il a aimées. Il a fini ses jours célibataire et négligé. Quelques-uns de ses romans se sont assez bien vendus, mais aucun ne s’est vendu aussi vite que le pauvre Dank dépensait son argent. Le monde voyait en lui, si tant est qu’il le vît seulement, un gros loser mal habillé d’un naturel affable.
Dank faisait partie de ces gens qui compulsent en permanence le Guide médical de la famille, l’Atlas en couleurs des maladies incurables, le Manuel de Merck et le Guide des troubles mentaux de l’Association psychiatrique américaine – et comme le savent tous ceux et celles qui ont consulté ces ouvrages, en particulier le dernier cité, il est difficile de les feuilleter sans se reconnaître, ou reconnaître quelqu’un de proche, à chaque page. Pendant un temps, Dank garda un exemplaire du GTM sur le réservoir des toilettes de la salle de bains bleue, et un jour, en un seul transit intestinal, je me découvris successivement atteint de trouble explosif intermittent, de trouble paranoïaque et de fugue psychogénique ! Quant à Dank, du fait de son extrême suggestibilité, il se reconnaissait dans presque toutes les formes nébuleuses recensées dans ce monumental atlas des nuages.
L’agoraphobie de Dank empira avec les années, même si, enfant, ses crises l’avaient tenu à l’écart de l’école pendant des semaines, contraignant sa pauvre mère à expliquer, à une cohorte d’enseignants sceptiques, la différence entre le mal dont souffrait son fils et la bonne vieille école buissonnière – une différence dont elle-même ne fut jamais vraiment convaincue. Nombre des personnages de l’œuvre de Dank souffrent de la même phobie. L’un d’eux (cf. BIG DICK et DICK, PHILIP K.) reste confiné chez lui par peur du monde extérieur, tandis qu’un autre (cf. THE TOE) ne veut plus sortir de son lit parce qu’il sait qu’il risque de mourir s’il se cogne un certain orteil.