Ciprian Apetrei

Au moment où le soleil triomphe de l’après- midi, dans un rituel de transition, le canotier s’arrête sur la grève. Du volant de sa voiture, il contemple d’un air absent l’eau trouble qui s’offre à sa vue. Il y voit se mélanger toutes les eaux sur les berges desquelles il a cherché la paix. Dans son esprit se fait entendre, comme dans un murmure d’amertume, l’histoire de celui qui a vécu pour les autres.

À la différence de Gica qui était en grande forme, ses amis avaient grossi et commençaient à se dégarnir, vidés par la vie, sermonnés par leurs femmes et écrasés sous le poids des emprunts contractés sans réfléchir pour des choses dont ils n’avaient pas forcément l’utilité. Travailler pour des prunes anéantit en eux leur joie, même la plus ordinaire qu’ils eussent jamais connue. Comparé à eux, et sans évoluer, Gica semblait rayonner de plus en plus. Son visage auparavant dépourvu d’éclat, semblait devenir de plus en plus beau. Seul dans ce monde qui s’agenouillait à ses pieds, Gica commençait à jouir de sa condition. Ses cheveux blancs étaient son seul point commun avec les hommes de son âge mais qui ne changeait rien à sa physionomie.

Ma réponse est toujours la même : [dans mon pays d'origine] il y a de la diversité, il est en mouvement perpétuel et ses citoyens vivent dans un joyeux désordre.

Peuplé de gens généreux qui travaillent avec acharnement pour avoir une vie meilleure et de beaucoup trop de politiciens qui se disputent pour se partager ce que les premiers ont réussi à épargner. Un pays avec des coins charmants et d’autres affreux. Sans demi-mesure, en équilibre précaire. Un territoire où les touristes viennent avec plaisir, et où parfois ils s’installent, mais que des personnes comme moi désertent par milliers. “Tu as bien fait de t’en aller ”, m’a-t-on souvent dit. Suivi de “Quand bien même, comptes-tu y revenir? ” Je n’ai pas de réponse claire à toutes ces questions. J’ai pourtant sélectionné quelques images de mon dernier voyage là-bas, un patchwork qui t’aidera à te faire une idée de ce pays que j’ai quitté.

La vitrine des vacances
*
Verres en couleurs,
paysages grecs et nourriture italienne,
sourires,
rayures,
trois belles photos et la douane à voiles,
et les vagues masqués;
et la plage où dorment les derniers chevaliers.
Dans l'arène publique il n'y a plus personne,
les palmiers portent gais singes, docteurs et dignitaires.
Je me perds dans la foule,
dans ses voiles transparents,
plus rien ne me reste à faire,
sinon cacher le dernier vers
pour retourner tranquille chez moi.

Mon silence chante,
sur nous et nos pensées,
les dessins de l'été dansent sous les étoiles, les astres
sous le feu marin,
sous les yeux scrutateurs
et quelque part
un long calumet de la paix remplace toute guerre du sel.

(traduit du roumain par Cindrel Lupe)

Mon ami,
N’ayant plus de nouvelles de toi, j’ai tenté, en vain, de te retrouver. Personne ne sait ce qu’il t’est arrivé. J’ai relu tes lettres dans le dessein de garder ton souvenir vivant. Au travers de ces histoires, tu m’avais annoncé ton éloignement de ce monde. Cette relecture en fut une prise de conscience. Pour moi, qui suis photographe, tes lettres n’étaient, au début, que des instantanés composés de mots. Te souviens-tu de nos échanges à ce sujet ?Tu n’étais jamais content de mes photos parce que tu avais l’impression qu’elles laissaient des détails cachés dans l’ombre et que, par conséquent, leurs messages étaient incomplets. À partir de là, nous nous sommes longuement concertés. « Des images construites avec des mots ou de celles captées avec un appareil photo, lesquelles sont les plus abouties ? » Aujourd’hui, je n’ai toujours pas la réponse, et je pense qu’au fond, elle n’a pas d’importance. J’ai envie de laisser aux autres un peu de ce que j’ai reçu, un peu de toi. Un anti-héros, une existence singulière, dissimulée à l’ombre de tes personnages, qui mérite d’être connue.
De ta présence si discrète ne restera que ce livre composé des missives que tu m’as envoyées sous forme de nouvelles, des tableaux et des antitableaux allégoriques, aux significations philosophiques.

Des questions que j’ai laissées en suspens parce que j’ai d’autres repères, je ne suis pas celui qui est parti, je suis celui qui est arrivé quelque part. Peu importe le point de départ. À mon accent, tu pensais que j’étais Russe. La courbe ascendante et brusque de mes sourcils t’a rapproché de la France. Tu avais tenté de deviner “… l’Europe de l’Est, les Balkans ? ”, et je t’ai répondu “Oui, pour un Français comme toi, mon pays se trouve dans cette nébulosité de petits pays, qui s’étend entre l’Allemagne et la Russie ”. À l’époque, je te l’avais dit en riant avec beaucoup de sympathie. Oui, il s’agit bien de cet espace qui a récemment vu naître beaucoup de nouveaux pays.

Par ici s’entrecroisent deux saisons, le printemps tardif et l’automne prématuré, formant ensemble un été indien, mais dans un style nordique, avec des journées un peu froides et des périodes si ensoleillées et si calmes qu’elles font penser que l’été sera bientôt de retour.

Il aurait certainement pu être un essayiste urbain. Ou un peintre, mais il n’a aucune prédisposition pour le dessin. En revanche, il en a pour l’écriture. Il parvient à coucher sur papier et sans trop d’efforts l’essence de ce qu’il voit. Ses annotations, claires, concises, tranchantes, s’apparentent aux radiographies et aux accords d’un riff joué sur une guitare électrique. Nul besoin de rituel censé lui apporter l’inspiration, il est suspendu dans le temps et dans un espace où les personnes deviennent des personnages qui à leur tour se transforment en différentes typologies évoluant dans des pièces de théâtre sous la plume légère de l’auteur.

Sur un siège voisin, l’homme qui vient d’arriver à Paris, sous la pluie, essuie les larmes de son fou rire. Il peut se divertir à sa guise, parce qu’il n’a personne pour le lui interdire. En revanche, il aurait volontiers raconté ce moment d’entrecroisement des civilisations s’il connaissait quelqu’un prêt à l’écouter. Il descend en centre- ville, en pensant aux contes de fées dans lesquels les méchants sont punis par surprise.
Vraiment, qui pourrait croire que marraine la bonne fée et sa sœur circulent sur la ligne B du RER?