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Citation de moravia


Elle prit son verre, les yeux perdus dans le lointain comme si elle contemplait des spectacles terrifiants.
- Quand il n'y avait pas de cinéma, nous nous réunissions dans un bar ; nous buvions et nous chantions "Sombre Dimanche". Les rideaux noirs tirés sur les fenêtres, le tintement des verres, psalmodia-t-elle comme si elle récitait des vers. Toujours la même histoire. Le pauvre Joe avait cassé du bois. Nancy avait sauté avec son ambulance. A quand mon tour ? nous demandions-nous. Et si un jeune homme, un gars à la tignasse ébouriffée, vous chuchotait à l'oreille "Marions-nous", vous disiez oui. Et vous alliez sur un aérodrome pour voir votre mari prendre son essor vers le ciel avec ses copains...Notre bar ?...il n'était pas luxueux. Une salle enfumée. Le vieux Sam était toujours là, énorme, solide, immortel, nous l'imaginions du moins... Je vous rase, Dave ?
- Au contraire. Je vous en prie, continuez.
- Des gosses en uniforme bleu, avec des boutons dorés et des ailes. Nous autres, femmes, nous étions en uniforme aussi. Nous nous entassions tous dans ce bar. D'abord chacune de nous cherchait des yeux ce gars ébouriffé qu'elle connaissait à peine et qui était son mari. Mais ce n'était pas nécessaire. S'il avait été descendu, tout le monde la regardait et quelqu'un disait : "Il ne reviendra pas, chéri." Un bref silence, une tristesse éphémère, puis un autre demandait : "Qu'est-ce que tu veux boire, chérie ?" Et la petite veuve n'était pas surprise, elle ne s'attendait pas à autre chose. Et si l'épouse manquait au rendez-vous, le mari ne s'en étonnait pas ; il savait bien que la mort l'attendait à chaque coin de rue.
- Ce devait être rudement dur, dis-je d'une voix enrouée.
- Pas tellement, reprit Eileen. Nous appartenions à une génération sacrifiée et nous le savions. Cela donnait plus de saveur à l'existence. Et puis les V I ont remplacé les bombes...Et les gens qui avaient survécu au blitz sont partis pour l'Afrique du Nord, l'Italie, Malte. Notre bar ressemblait maintenant à tous les autres...
Nous allumâmes des cigarettes. Une vive clarté passait à travers les fentes des persiennes. Dehors, le silence et le soleil régnaient sur les falaises.
- Puis un beau jour, ce fut fini, soupira Eileen. Nous autres les survivants, nous nous sentions seuls et abandonnés. Nous avions grandi sans nous en apercevoir. Où étaient nos poupées et nos jouets ? La jeunesse n'avait pas répondu à nos espoirs. Elle était morte avant de naître. Nous nous retrouvions vieillis et désenchantés. Nous retournâmes au bureau, à l'usine, au magasin. Et quelle fut notre récompense ? Les restrictions, la ceinture. "Exporte ou meurs de faim", la vieille rengaine. Stendhal le disait déjà après la bataille de Waterloo : les Français avaient enterré leurs morts et ils étaient beaucoup plus heureux que les Anglais.
Quoiqu'il en soit, Tony parlait de moins en moins. Il cultivait le jardin et sa moustache. Il partait par le train de 8 heures 20 et revenait par celui de 5 heures 35. Un robot coiffé d'un chapeau melon, une décoration sur la poitrine...Pourquoi ne suis-je pas morte avec les autres ? Mon sort aurait été plus heureux. Je n'étais pas préparée à ce monde nouveau. Plus de défi jeté à la mort. Les queues sans le hululement des sirènes. "Parts égales pour tous ", tel était le nouveau slogan. Parts de quoi ? La tirelire était vide.
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