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Alors les fugitifs regardérent autour d'eux, examinant avec curiosité cet horrible intérieur, repoussant de saleté, où Nadège avait vécu pendant plusieurs semaines. De ses habitants ordinaires, il ne restait plus que les deux femmes du chef indigène et les deux servantes esclaves, les unes et les autres pleinement subjuguées, du reste, par l'ascendant de ce chaman étranger qui ne le cédait à nul autre chaman.
Ces chamans ou sorciers, craints et respectés par les Tchouktchas, se recrutent d'ordinaire parmi des jeunes gens à l'esprit affaibli, à qui les anciens ont raconté tant de ces choses mystérieuses et terribles, qui forment le fond des croyances populaires, qu'un beau jour leur raison déménage. Les longues heures de solitude, le froid excessif, la faim fréquente ont aussi, croit-on, une réelle influence sur certaines organisations nerveuses qu'elles détraquent, et c'est en toute bonne foi et sans arrière-pensée de supercherie, que les nouveaux chamans, - sans autre consécration que leur démence déclarée -, s'emparent d'un rôle spirituel, sacerdotal presque, dans une contrée livrée à l'idolatrie, bien que des traces de christianisme s'y rencontrent, nombreuses même, mais tout en surface.
Quant à ce dernier fait, les fugitifs en eurent promptement la preuve. Le kamakay s'était à peine éloigné qu'un indigène pénétra dans la tente, sur l'annonce qui venait de lui être faite de la présence d'un chaman.
C'était un homme âgé, qui se distinguait des autres indigènes par une sorte d'élégance dans son vêtement. Il portait suspendues au cou, par-dessus sa kuchlanka velue, deux images et quatre croix; sur sa poitrine s'étalaient deux certificats renfermés entre des planchettes, et l'on sut tout de suite par ses déclarations verbeuses que l'une de ces pièces attestait que lui et ses trois fils avaient été baptisés; l'autre, qu'il avait reçu d'un chef puissant, il ne savait pas que c'était le czar, un kamley en drap rouge, en remerciement de l'envoi d'une fourrure de renard charbonnier.
Pour bien établir son orthodoxie, il faisait, tout en parlant, de nombreux signes de croix. Le Parisien se promit de se faire d'Annawa, - c'était le nom de cet ancien de la tribu -, un auxiliaire utile pour la délivrance de Nadège.
Il commença par lui faire dire par Tékel qu'ils en tendaient demeurer dans la tente du chef aussi longtemps qu'ils seraient obligés de rester dans le pays.
On était en mars, et les fugitifs, ne pouvant songer a revenir en arrière pour reprendre possession de leur hutte du cap Baranoff, n'avaient d'autre ressource que de gagner du temps. Des que les jours plus grands et moins froids, ils s'enfonceraient dans l'intérieur de la presqu'île tchouktche. Il leur fallait atteindre les bords de l'Aniouy, puis, en remontant vers les sources de cette rivière, à travers une contrée montagneuse, rencontrer l'Anadyr et descendre avec ce cours d'eau vers la mer de Behring.
La tente du kamakay, malgré la puanteur infecte que dégageait l'alcôve, était sans doute la plus confortable habitation de la région. En prendre possession grâce à la puissance des sciences occultes, c'était un coup de maître. Le Parisien, se faisant suivre de l'ancien de la tribu, qui ne cessait ses signes de croix, fit trois fois le tour de la tente, en frappant sur le tambour magique. Après cela, il déclara à l'indigine ébahi que quiconque essayerait de pénétrer dans cette tente sans sa permission serait frappé de mort à la nouvelle lune.
Pendant cette singulière cérémonie, Naketoa et Kokerjabin, aidées par les deux esclaves, reunissaient ce qu'elles tenaient à emporter, et Nadège vit les cruelles femmes qui l'avaient tant fait souffrir, s'enfuir à la hâte pour éviter les malédictions qui pleuvaient du dehors sous les conjurations du chaman.
Après un nettoyage auquel chacun mit la main, les fugitifs s'établirent de leur mieux dans la tente du kamakay. Ils tenaient prés d'eux leurs armes chargées pour le cas d'un retour offensif. Tékel et Chort se succédaient placés en sentinelles le jour et la nuit. Wab faisait aussi très bonne garde. Lorsque Yégor et M. Lafleur se hasardaient au dehors, c'était armés jusqu'aux dents.
Mais les fugitifs se sentaient sérieusement menacés par les dispositions hostiles de la tribu tout entière. Ils apercevaient des visages sombres et irrités; les indigènes à qui ils adressaient quelques paroles de politesse apprises de Tékel n'y répondaient pas. Ils demeuraient silencieux, ce qui est le comble du mécontentement chez les hommes de ces races, comme un déchaînement de paroles est l'effet de la colère chez nous.
Bientôt le Parisien sut par Annawa, bonhomme très bavard, que les indigènes voulaient les réduire par la faim.
C'était un terrible coup que le prétendu chaman résolut de parer. Aidé d'Annawa, il fomenta une insurrection contre le kamakay, et il réussit à ranger plus de la moitié des guerriers du côté de l'Esprit dont il annonçait les manifestations.
Cette tentative hardie devait avoir pour le kamakay de cruelles conséquences. Le terrible chaman ordonna le sacrifice de trois rennes blancs, et au moment où le bûcher dévorait les victimes, il prononça la déchéance du chef et son exil. Le choix que M. Lafleur fit d'Annawa pour succéder au kamakay, ravisseur de jeunes filles, était d'une trop bonne politique pour qu'il n'eût pas une réussite complète.
Dès le lendemain de ce sacrifice solennel, on n'entendit plus parler de Tchikine. Il avait dû se résigner à sa déchéance et fuir sa tribu, sans même avoir le pouvoir de se faire suivre par ses deux femmes et deux esclaves.
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Dans les fourrés de mélèzes, les voyageurs choisissaient de préférence les endroits les moins plantės, ou encore cheminaient dans les sentiers tracés par les rennes, car ils se trouvaient maintenant dans la région des Tchouktchas à rennes. Au bord d'une rivière, ils virent nombre de pièges pour les zibelines et les renards, pièges qui semblaient abandonnés. Un peu plus loin, ils découvrirent au bord d'un torrent une énorme défense de mammouth, qui devait peser au moins cinquante kilogrammes. Elle était si solidement scellée dans la glace qu'ils ne parvinrent pas à l'arracher. Au delà du bois, s'étendait une vaste plaine marécageuse, qui paraissait avoir été boisée.
Les chiens avançaient péniblement au milieu des neiges nouvelles, encore molles, ou à demi fondues sous l'action du soleil, - et des glaces éternelles dont le sol était formé.
Le soir, les fugitifs campaient où ils se trouvaient. Nadège et Ladislas trouvaient toujours leur tente dressée. Les hommes dormaient dans les nartas ou couchés sur la neige.
Enfin, dans cette dernière partie de leur voyage se reproduisirent pour Yégor et ses compagnons, avec moins d'intensité, il est vrai, tous les dangers, toutes les souffrances, toutes les fatigues qui en avaient déjà marqué le cours : froid, guerre des éléments, privations, attaques de bêtes affamées. Mais les jours avaient grandi. Avec le printemps les oiseaux reparaissaient; les rennes, quittant les forêts, remontaient vers les bords de la mer pour fuir les moustiques; les plantes nouvelles offraient quelques. ressources. Les androsaces, les saxifrages, les gentianes, les achillées millefolium commençaient à poindre; déjà on entrevoyait le charmant cornillet aux fleurs roses blotties dans un cornet de mousse verte.
La neige semblait, çà et là, veinée de sang, rouillée par les lichens, ou nuancée de vert, de jaune par une flore de cryptogames rudimentaires. La racine du boursault rampant formait un très bon assaisonnement à la viande de renne; les terriers de souris fournissaient la racine farineuse de la makarcha, et pour remplacer le thé, consommé jusqu'à la dernière feuille, les fugitifs recueillaient une certaine mousse du granit vert qu'ils mélangeaient à une sorte de fougère aromatique.
La chasse était redevenue facile, surtout celle de l'argali et du renne, et après avoir brisé la croûte glacée des rivières, ils jetaient leur seine et pèchaient en abondance le sterlet, le mouksoune, la nelma et le tehir, tous gros poissons de l'espèce des truites, et des saumons.
Un matin, au point du jour, des cris retentissants réveillèrent les dormeurs en plein air. Ces cris provenaient d'un grand troupeau d'oies qui s'abattaient sur la surface d'un étang à moitié dégelé. Tégor, M. Lafleur et les deux Yakoutes s'armérent de batons et cernèrent l'étang. Wab, lancé sur l'eau et la glace, mit le désordre parmi les oies, qui gagnèrent la rive, où les chasseurs en abattirent en quelques instants une trentaine. Les Yakoutes surtout maniaient le bâton avec une remarquable adresse. Yermac regardait et souriait. Depuis que les nartas, chargées de vivres provenant de l'Hugo et Maria, fournissaient des ressources à l'alimentation quotidienne, le maitre de police, qui comptait toujours que les armateurs de la baleinière seraient indemnisės, ne se faisait aucun scrupule d'accepter sa part de nourriture. Il montrait du reste assez d'adresse à la pèche, et c'est lui qui gardait la spécialité de la préparation de la soupe au poisson : son « oukha » était succulente.
Quelques jours plus tard, les fugitifs tuérent aussi à coups de bâton une douzaine de cygnes. Ces oiseaux muent plus tard que les oies. Ils rencontrèrent un troupeau de rennes qui se laissaient approcher, ce qui leur fit supposer que c'étaient des rennes privés. Ils ne se trompaient pas : les Tchouktchas, à qui ces animaux appartenaient, avaient dù sans doute se cacher en apercevant la petite caravane des hommes blancs.
Ils traversèrent, avec des peines infinies et en courant de véritables dangers la région montagneuse, qui devait les conduire aux sources de l'Anadyr. La contrée avait l'aspect le plus sauvage. Des rochers menaçants s'élevaient à pic le long des vallées profondes; le vent des tempêtes, refoulé dans des fondrières et des ravins, y tourbillonnait et s'en échappait en sifflant, rendant le passage des défilés pénible et périlleux. Il leur fallait parfois mettre pied à terre et marcher à côté des traîneaux, le long des sentiers escarpés, au bord d'un précipice où le moindre faux pas eût suffi pour les précipiter. Les chiens n'avançaient que difficilement.
Heureusement pour les voyageurs, dans de pareilles extrémités, la neige amortissait les chutes et empêchait de glisser. D'autres fois, d'épais brouillards venaient les entourer tout à coup, leur dérobant leur route, et la cime sur laquelle ils se trouvaient leur faisait l'effet d'une île surgissant au milieu d'une mer agitée.
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Enfin, ils atteignirent l'Anadyr dont le cours, parallèle à la chaine de montagnes qui coupe la presqu'ile tchouktche, va du nord au midi pour remonter ensuite au nord-est. Ils suivirent les bords de cette rivière, et maintes fois ils eurent occasion d'utiliser, pour traverser des cours d'eau considérables qui s'y jettent, le léger bateau de peaux qu'ils emportaient avec eux, et dont les matériaux avaient été rapportés de la hutte du cap Baranoff par les Yakoutes.
Ils firent une halte d'une huitaine, à l'embouchure de la Krasnaïa, l'un des affluents de l'Anadyr, à trois cents verstes de la mer. C'était là un endroit favorable pour la chasse. D'ailleurs, les chiens avaient leurs pattes saignantes et un repos leur était nécessaire.
Quand les fugitifs se remirent en marche ce fut pour arriver en moins de dix jours à l'endroit où l'Anadyr cesse d'être une rivière et devient la baie d'Onemène. Maintenant il s'agissait pour eux d'éviter l'ostrog d'Anadyr. Ils longèrent la côte, en allant vers le sud, s'avançant avec précaution, se tenant à proximité de la mer pour l'observer, et assez loin du rivage pour n'être pas aperçus.
La mer était encore encombrée de glaçons. Il fallait attendre que toutes ces masses figées se missent en mouvement, et que les espaces d'eau s'agrandissent, avant d'avoir l'espérance d'apercevoir une voile.
Un jour, du haut d'un promontoire élevé, les fugitifs assistèrent à cette immense débâcle, qui est bien le spectacle le plus grandiose, le plus terrifiant qu'on puisse imaginer. Les toroses, - les icebergs, si l'on préfère cette dénomination plus connue -, se déplacent d'abord laborieusement. Crevassés par le dégel, minés par la mer, ils s'écroulent sur eux-mêmes avec fracas. D'autres s'avancent en tournoyant dans les eaux libres, déjà agitées par le vent du large; ils sont menaçants, avec leurs profils aux arêtes aiguës ou leurs sommets vacillants qui surplombent. Les dernières neiges tombées, balayées par le vent, s'élèvent en poussière vers le ciel qu'elles assombrissent. De temps en temps, des blocs énormes se détachent des principales masses avec une détonation pareille à la décharge de plusieurs pièces d'artillerie. Les vagues écumantes viennent activer ce travail de désagrégation. La collision des glaçons flottants recommence incessante; ils se précipitent les uns sur les autres jusqu'à ce que des chocs répétés les aient réduits en poudre. Tout se tord et s'abîme dans un immense déchirement.
Cette fois, le soleil lançait de chauds rayons qui coloraient de nuances roses les nappes blanches des neiges et la surface bleue de la glace. Les eaux glauques, courroucées de leur longue impuissance, envahissaient l'espace, frappaient, renversaient, détruisaient, inondant d'écume les champs de glace. La vieille glace demeurait attachée au rivage tout le long de la baie d'Onemène, et les hummocks s'avançaient encore fort avant dans la mer; mais au large, le bleu des flots rivalisait avec le bleu du ciel, les vagues roulaient leurs grands arcs de la rive asiatique à la rive américaine du détroit : la mer de Behring était réellement ouverte.
À mesure que le ciel et la mer s'éclaircissaient, Yermac devenait plus sombre. Il sentait arriver l'heure décisive où il lui faudrait lacher sa proie, - car il y avait des moments où il s'imaginait que c'était lui qui suivait les fugitifs; il comprenait qu'impitoyable, comme il voulait l'être, il allait avoir à faire preuve d'audace et d'énergie; et il lui en coûtait, malgré tout, parce qu'au milieu des souffrances supportées en commun, il avait fini par s'attacher à ces malheureux, qui, forts de leur innocence, cherchaient à échapper à la dégradation, à l'infamie...
Les fugitifs attendaient un navire libérateur ; Yermac attendait aussi ce navire, mais c'était pour les arrêter dans leur fuite. La justice inexorable, qu'il personnifiait si complètement, le lui ordonnait, et il ne faillirait pas à la tâche qui lui incombait, si cruelle qu'elle pût être.
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- Voyez ce sang, messieurs, et cette neige piétinée. Oh! si nous arrivions assez tôt pour sauver un de nos semblables !
- Allons voir ce qu'il en est, dit Yégor.
On attacha les chevaux aux arbres. Dans le vallon le plus proche, un grognement, - de satisfaction on peut le croire, - se faisait entendre. C'était l'ours à collier blanc qui disait ses grâces après le diner.
- Il ne faut pas nous écarter trop! observa M. Lafleur en tenant son fusil d'une main prudente, et prêt à tout événement.
Tous les quatre, ils allérent jusqu'au monticule sous lequel Yermac attendait, sans doute en passant de vie à trépas, le moment d'être dévoré à son tour. Cette cachette leur parut mystérieuse.
Yégor et le petit Polonais se mettant à genoux, déblayèrent avec les mains la neige, tandis que M: Lafleur, le fusil en arrêt, veillait à la sûreté de leur travail.
La neige enlevée, les branches écartées, aux lueurs que renvoyaient les nuages de fumée planant au-dessus de la forêt en combustion, Yégor, Ladislas et Nadège aperçurent un homme un mort enterré...
- Un cadavre ! dirent-ils d'une seule voix - avec des nuances d'émotion.
Un soupir leur répondit.
- Mais il n'est pas mort ! fit Yégor. Et il tåtait à la place du cœur.
- Le cœur bat avec force ! ajouta- t-il plein d'espoir. (...)
Le quasi-défunt maître de police fut placé sur son séant par Yégor, aidé de M. Lafleur, qui oubliait l'ours et ses grognements.
Yégor, effrayé en voyant les traits défigurés du maître de police avec ses yeux fermés, crut à une hallucination de son cerveau. M. Lafleur regardait tout aussi effrayé, bouche béante.
Yermac ouvrit enfin les yeux.
- Merci ! fit-il.
- Mais c'est, en effet, le maître de police ! balbutia Yégor, au comble de l'émotion.
- Qui que vous soyez, merci ! dit encore l'homme exhumé. Vous avez délivré ma poitrine d'une montagne bien lourde...
À la lumière du jour, se mêlaient des reflets de l'incendie, activé tout à coup, comme si la flamme venait de rencontrer un nouvel aliment.
- Eh quoi ! C'est vous, monsieur Séménoff ? C'est vous, monsieur Lafleur ? C'est à vous que je dois la vie ? À vous !... Où est mon fils ? Qu'a-t-on fait de Dimitri ? Où sont les voleurs d'or ? Tout d'un coup, la nuit s'est faite autour de moi... Mais je suis blessé au bras droit... Je perds mon sang. Séménoff et vous, monsieur Lafleur, venez-vous pour m'achever ? Est-ce vous autres qui m'avez enterré vivant, sous la neige; comme l'autre jour vous vouliez m'enterrer vivant sous les roches ? C'est làche, cela ! Mais expliquez- vous donc ! Parlez !
Yégor, M. Lafleur avaient perdu la parole; Nadège était presque défaillante à son tour; le petit Ladislas, après s'être reculé de quelques pas, faisait, l'un sur l'autre, des signes de croix précipités.
- Monsieur Yermac, dit enfin le déporté, il y a en tout ceci une intervention supérieure... C'est pour vous secourir que nous sommes ici. Ne craignez rien... Et si j'ai eu des torts graves envers vous, je m'offre à les réparer. (...) Vous êtes blessé, nous vous soignerons. (...)
- Je vous remercie, messieurs, dit Yermac, en se mettant debout. Je vais mieux que je ne le pensais... Alors, nous sommes quittes, monsieur Séménoff. Maintenant, vous ne pourrez plus le nier; vous êtes en pleine voie d'évasion, ainsi que celle que vous appelez votre fiancée, ainsi que son frère. Je vous arrête donc tous les trois.
Yégor fit un mouvement. Nadège pålit. Le petit Ladislas se mit à pleurer. Mais M. Lafleur, en ricanant :
- Vous voulez rire, dit-il, mon pauvre Yermac ! Comment, c'est à peine si vous pouvez vous tenir debout, vous êtes seul, blessé, loin de tout secours, et vous parlez comme si vous aviez une escouade de Cosaques derrière vous ? Ne vous en déplaise, nous continuerons notre chemin tranquillement... Et si vous n'êtes pas content, une autre fois, nous laisserons les ours de Sibérie dévorer les agents de l'autorité.
- Messieurs, je représente la loi, dit le maître de police avec un mouvement plein de dignité.
- Foi de Parisien ! Voilà une singulière prétention ! s'écria M. Lafleur.
- Force doit demeurer à la loi, reprit Yermac, Simplement.
- Eh bien, si vous l'avez, la force, montrez-la !
Yégor intervint.
- Savez-vous pourquoi cette force vous manque, Yermac ? C'est que votre réclamation ne repose pas sur le bon droit. Vous avez devant vous des victimes innocentes, je passe sur les incidents tragiques de votre poursuite... Nous sommes des martyrs de l'oppression. Et vous ne pouvez exercer aucune impression favorable sur nous en faisant appel à nos consciences: voilà pourquoi vous êtes faible, sans prestige et réellement désarmé.
- Nous verrons bien, messieurs... Vous allez du côté de l'Orient ? Moi je vais retourner vers l'Occident, Que chacun de nous garde sa confiance...
M. Lafleur fit un signe à Yégor. Ils se consultèrent rapidement tandis que, déjà, Yermac regardait les chemins, incertain de la région vers laquelle il allait rétrograder.
- Vous êtes en notre pouvoir, lui dit Yégor.
Yermac fit un mouvement, mais son visage impénétrable comme le granit ne trahit aucune émotion.
- Vous êtes plusieurs, je suis seul. La partie n'est plus égale... Je me soumets, répondit-il simplement.
- Votre soumission ne nous suffit pas, reprit Yégor. Nous pouvons rencontrer des patrouilles; nous pouvons tomber dans quelque poste de Cosaques. Que ferez-vous ?
- Mon devoir.
- Vous nous dénoncerez ?
- Oui.
Yégor demeura un instant silencieux, admirant la fermeté et le courage de Yermac, cherchant le moyen de s'assurer le silence du maître de police, sans se souiller d'un crime.
- Nous pourrions te faire mourir, lui dit-il enfin d'une voix vibrante; nous pourrions t'attacher à un arbre... Tu serais dévoré par les ours... Mais je ne t'en veux pas. Tu as fait ton devoir. Libre, tu étais un obstacle pour nous, voilà pourquoi nous avons voulu te supprimer ! Maintenant que tu es entre nos mains, que la fatalité a fait de toi notre prisonnier, nous donnes-tu ta parole de ne pas chercher à nous échapper ?
- Non.
Singulière nature que celle de ce Yermac qui remplissait ses fonctions d'homme de police avec le détachement de toute passion, l'absence de tout intérêt. Le devoir ! La loi ! Ces deux mots résumaient pour lui la vie, le monde, la société, tous les sentiments, toutes les obligations. Sa conscience droite, sincère, probe, vierge de toute arrière-pensée, avait fait de lui l'homme austère, impassible et impénétrable que nous voyons. Il regardait ses adversaires en face, comme les regarde le lion, sans être intimidé par leur force. Incapable de se cacher, de se blottir dans un coin pour attendre sa proie au passage et se ruer sur elle à l'improviste, il agissait à ciel ouvert, loyalement, même avec ceux qui s'insurgeaient.
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Les fugitifs en furent bientôt réduits à disputer leurs rations aux deux chiens sibériens que Yégor avait gardés. Ces animaux, privés de nourriture, faisaient entendre sans cesse des plaintes lugubres. Les chiens sibériens ont l'habitude de hurler quatre fois par jour; mais ceux-ci hurlaient maintenant le jour et la nuit durant.
La situation des hivernants devenait on ne peut plus pénible. Et avec cela un froid cuisant leur occasionnait toutes sortes de souffrances. Un matin, le petit Ladislas se plaignait du froid excessif qu'il ressentait aux pieds. M. Lafleur le déchaussa et poussa un cri en voyant que les chaussons de l'enfant, gelés à ses pieds, y adhéraient. Il fallut user de précautions pour le débarrasser de cette enveloppe glacée. Heureusement les pieds, quoique raidis, étaient encore sains. M. Lafleur rétablit la circulation du sang en les frottant vigoureusement avec de l'eau-de-vie.
Les difficultés de la vie s'augmentaient aussi à raison du froid, Il fallait couper la viande à coups de hache; si l'on touchait à un outil de fer sans prendre la précaution de se couvrir la main, le contact du fer à la peau produisait l'effet d'une brûlure; si Yégor, en consultant sa petite boussole, négligeait de retenir son haleine, aussitôt le verre disparaissait sous une pellicule de glace. Au dehors, les paupières se couvraient d'une croûte glacée. La montre de Yégor ne voulait plus marcher, quoiqu'il eût grand soin de la porter toujours sur lui et de la mettre la nuit sous sa couverture.
Bien que les fugitifs se fussent revêtus de gilets de flanelle, de caleçons et de chaussettes de laine, de chemises de molleton, de gilets tricotés, de vestons en gros drap de feutre, de pantalons en peau de phoque, autant d'objets indispensables que Yégor avait eu la prévoyance d'acheter au bazar de Yakoutsk, et bien qu'ils couchassent tout habillés et couverts de peaux, souvent le froid, auxiliaire de la faim, les empêchait de dormir. Lorsque M. Lafleur s'exposait à l'air, il endossait une capote de toile à voile et se coiffait d'un couvre-chef en laine ressemblant à une grosse perruque ébouriffée. Mais son accoutrement risible n'avait plus la puissance de dérider ses amis.
C'est que les malheureux étaient envahis par la tristesse. Ils n'avaient échappé à la captivité des hommes que pour tomber dans celle des éléments. Toutefois cet exil, cet emprisonnement au milieu des glaces et des ténèbres, semblait encore avoir des douceurs à côté de ce que Yégor avait souffert dans les mines de Nertchinsk, et Nadège dans sa vie de déportée. Ici, l'espérance les soutenait. Dès que le soleil serait de retour de son lointain voyage, ils pourraient peut-être continuer le leur. Ils se comparaient à ces héros de contes de fées qui attendent leur délivrance dans la forêt ou dans le château où les a enfermés une puissance magique. Les chances de salut auraient dû augmenter chaque jour... Ah ! Si la faim n'eût pas réclamé impérieusement ses droits et fait sentir sa tyrannie !
Ils avaient traversé la plus grande partie de la longue nuit polaire, qui dans ces latitudes dure plus d'un mois. À midi, il leur semblait qu'il fût minuit. Au sud, vacillait une petite lueur crépusculaire d'un jaune pâle. Le soleil était descendu de tant de degrés qu'il leur aurait fallu être sur une montagne haute de plus de dix lieues pour l'apercevoir. Lorsque la lune ne paraissait pas au ciel, et dans l'intervalle des aurores boréales, sous la voûte sombre du firmament, il ne se produisait que de temps en temps des rayons lumineux tracés par le sillon argenté d'une étoile filante; rapide éclair au milieu de la nuit profonde, étincelle qui tombe et s'éteint dans l'espace.
Mais pour rompre le silence effrayant de cette interminable nuit, qui agit plus encore sur les esprits que la disparition totale de la lumière, ils n'avaient que le bruit produit par les glaçons se brisant les uns contre les autres dans les espaces incomplètement solidifiés, bruit capable d'impressionner étrangement... Tantôt il était sourd et continu, comme le ressac lointain de la mer; tantôt aigu et strident, comme le grincement des roues non graissées d'un chariot; tantôt, enfin, retentissant et saccadé comme des coups de canon.
Yégor et M. Lafleur s'étaient mis à chasser, mais sans succès. Les rives de l'océan Glacial semblaient dépeuplées à tout jamais. L'odeur des chiens et leurs hurlements avaient éloigné les ours blancs. Toutefois, ils eurent la chance de tuer deux phoques dont ils mangèrent la graisse en arrosant de thé ce repas hyperboréen. M. Lafleur trouvait au lard de phoque un goût de beurre rance, mais il s'y habitua.
Enfin, Yégor et M. Lafleur décidérent d'aller à la découverte des ours blancs sur la mer glacée. Le jour, qui depuis une semaine commençait à revenir, rendait possible cette chasse.
Le lendemain, lorsqu'un reflet jaunâtre, apparaissant au sud, annonça le lever du soleil, Yégor et son ami descendirent bien armés sur la glace, emmenant avec eux les deux chiens sibériens. Bientôt, un premier jet de lumière s'élança, puis l'astre lui-même émergea, couleur de sang, avec son disque rongé par le brouillard. Les lignes neigeuses des collines du rivage, et des grands blocs de glace prirent une teinte douce, d'un rose tendre, et les ombres bleues passèrent au violet. Au bout d'une heure de marche au milieu de ces accumulations de glaçons brisés, broyés, hérissés de pointes, que les voyageurs anglais au pôle nord ont appelées "hummocks", et qui produisent l'effet d'un champ retourné par une gigantesque charrue, les chasseurs arrivérent à un dédale de toroses. Là ils reconnurent dans la neige de nombreuses traces d'ours blancs et de renards polaires (ces renards sont les parasites de l'ours, à qui ils parviennent, grâce à leur agilité et à leur souplesse, à arracher une partie de sa proie). Un moment après, ils découvrirent une tanière d'où les hôtes étaient absents. Ces sortes de cavernes, profondes de deux mètres, ont deux ouvertures : un couple d'ours y trouve une place à peine suffisante pour s'y blottir.
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- Vous étiez notre débiteur, Yermac : je suis le vôtre, répondit Yégor. Mais toutes ces circonstances ne vous donnent-elles pas à réfléchir ? N'allez-vous pas à la fin vous départir vis-à-vis de nous de cette cruelle attitude qui nous a faits ennemis ?
- Quant à cela, c'est impossible.
- Nous nous estimons... et nous nous haissons !
- Je n'ai aucune haine.
- Mais, s'écria Yégor avec force, j'aimerais mieux ta haine, instrument aveugle d'une législation barbare, que cette inflexibilité d'un caractère que rien ne peut toucher, que rien ne peut convaincre, que rien ne peut éclairer. Ta haine, elle serait éteinte déjà... Elle s'éteindrait sûrement à cette heure où nous contractons vis-à-vis de toi une si grande obligation... Mais tu ne peux ni haïr ni aimer.
- J'obéis à des mobiles plus élevés.
- Tiens, reprends tes armes, Yermac, dit Yégor. Quoi que tu dises, je ne crains plus rien de toi maintenant. Je veux qu'on te rende ta carabine !... Je te dois bien cela, ajouta-t-il en jetant un regard de compassion sur le pauvre Dimitri, qui semblait n'avoir plus qu'à rendre l'âme.
Il fallut qu'à partir de ce moment, M. Lafleur se transformât entièrement en garde-malade. Il n'était pas facile de soigner le fils de Yermac. La balle avait pénétré fort avant, et le Parisien ne possédait aucune des ressources du chirurgien. Aussi l'état du malheureux jeune homme empira avec une extrême rapidité. Il était perdu...
Quelques jours plus tard, - à l'heure nocturne où Dimitri était arrivé au campement des fugitifs -, trois hommes, les deux Yakoutes et le Tongouse, avaient allumé un feu sur le rivage de la mer pour creuser une fosse.
Lorsque le foyer se fut abaissé dans la neige jusqu'au niveau du sol, les trois hommes entamérent ce sol au moyen d'épieux de bois durci. Après une heure de ce travail qui, en développant leur chaleur, faisait planer au-dessus d'eux une buée blanchie par la lune dans ses apparitions fugitives, les trois hommes revinrent vers la hutte pour annoncer que la fosse était prête.
Un instant après, on les voyait reparaître au dehors, portant à eux trois un corps raidi, enveloppé dans une toile. Ladislas les précédait. Il tenait à la main une lanterne pour éclairer les endroits obscurs de la route. Yermac s'avançait derrière, suivi de Yégor et de M. Lafleur.
Autour de la hutte, les chiens hurlaient d'une façon lamentable. C'était là le glas des morts.
Ce groupe d'hommes s'avançait sur la surface rugueuse du sol à travers une lugubre obscurité et sous un ciel voilé par de rapides nuages. Il devait y avoir plus de trente degrés de froid.
On arriva à la fosse. Là, le corps glacé fut déposé sur la terre glacée aussi et recouvert de neige pour tout monument. Le pauvre père regardait faire tout cela d'un œil éteint.
Les deux Yakoutes avaient préparé une croix de bois. Ils la dressèrent, se détachant noire sur toute cette blancheur. Et lorsque les assistants levèrent leurs yeux au ciel, ils virent tout surpris, que la lune à son plein brillait au centre d'un immense nimbe crucifère, se reproduisant six fois dans le ciel avec un effet sinistre.
La nuit polaire étendait son voile inmense que les étoiles perçaient d'un éclat extraordinaire; à travers un air froid, une large lumière tombait sur les falaises noires, les pics neigeux et la mer vitreuse. Ce vaste silence, troublé seulement par les hurlements des chiens, remplissait l'esprit d'un sentiment indéfinissable de malaise et de crainte, comme sous l'empire d'un cauchemar que rien ne peut dissiper.
Une même pensée vint assaillir alors ces trois hommes si éloignés du lieu de leur naissance. Yermac, Yégor et le bon M. Lafleur furent transportés en imagination vers les pays du soleil. Qui sait s'ils les reverraient jamais et si une froide couche ne s'ouvrirait pas également pour eux sous le pôle ? Ils se serrèrent la main, Yégor et M. Lafleur, pour consoler le père de Dimitri, et entre eux pour se fortifier dans leurs résolutions.
- Voulez-vous, Yermac, dit Yégor, que devant cette tombe, nous nous promettions assistance et secours ?
- Non, Yégor, répondit le maître de police, vous m'avez entraîné jusque dans cette région, je vous ai suivis sans trop de résistance, et il a vraiment fallu pour cela que votre courage fit impression sur moi; mais ne m'en demandez pas davantage.
Les guides yakoutes se mirent en route le lendemain au soir par un vent de sud-est, vulgairement appelé vent chaud, qui avait soufflé toute la journée, faisant monter le thermomètre au-dessus de zéro, ramollissant la neige et fondant les glaçons incrustés dans les deux petites croisées de la hutte. La lune éclairait leur course, et si l'allure des chiens se maintenait, ils se montraient capables de fournir plus de douze kilomètres à l'heure.
En les voyant s'éloigner avec les deux nartas, Yermac, très découragé déjà par la mort de son fils, perdit tout espoir de s'enfuir. Plus taciturne que d'ordinaire, il refusait toute consolation, toute assistance. Nadège avait tenté sans succès de lui faire présenter des aliments par Ladislas. Lorsque les guides eurent disparu, il alla s'asseoir près de l'endroit où Dimitri avait été inhumé. Sous la pâle clarté qui tombait d'en haut, la croix de bois semblait etre le centre d'un vaste cimetière.
Au loin, sur la mer, dans la direction des toroses, les glaces désagrégées sous l'action de la chaleur subite et sous l'effort des eaux libres soulevées par le vent, faisaient entendre un craquement retentissant et continu, se mêlant au bruit des vagues que le vent jetait contre les promontoires. L'Océan Polaire secouait, pour quelques heures, le joug de l'hiver.
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