Je suis las de ne rien faire
avec la nonchalance d'un parachute qui ne peut s'ouvrir
rapprochant la mort humaine de l'inutilité gracieuse
d'une chute de feuilles.
31.
Je suis poète
par tout ce que je ne fais pas
la peau de mes joues est fine
comme l'air pulmonaire des suicidés
ma flamme est illusoire
tel le phare mis aux enchères
et abattu par la tempête la nuit même de la vente
comme une banale allumette
je suis poète
seulement lorsque je ne fais rien
regardant le vent qui vient enterrer
les parois de ma vie
en des fosses différentes
(p. 48)
ni moi ni quelqu’un d’autre
rues
qui supportez tant de noms
maisons
qui endurez tant de numéros
je vous libère :
la nuit je vole toutes les plaques
et les jette à la mer
puis
je couvrirai les rues d’herbe
les maisons et les statues de lierre
le stade je le remplirai d’eau
et de petits poissons
et à qui m’interrogera
je répondrai :
ni moi ni quelqu’un d’autre
Au fond, un narrateur tel Panaït Istrati s'inscrit aussi dans cette lignée de conteurs, mais il l'a fait en français et ainsi a conquis un statut international. Le roumain semble être une langue qui n'attire pas trop les traducteurs littéraires et les éditeurs. Sinon, on ne peut pas expliquer pourquoi Istrati était déjà traduit en nombreuses langues dans les années trente, contrairement à ses contemporains avec une oeuvre au moins tout aussi importante.
(pp. 8-9, extrait de la préface de Jan. H. Mysjkin)
40.
Contemporain du rien
j'étire mon corps à la clarté des parois
dès que j'arrive chez moi les chaises
crient de leurs pieds tuméfiés
tel le coureur du marathon
un briquet scintille dans un coin
mais il n'y a aucune cigarette à la maison
dans la salle de bain un bout de savon glisse d'une étagère
je le recueille ressentant la solitude sur toute ma peau
à part la mince surface
de ma pomme qui le tient
(p. 57)
22.
Je traduis des poètes belges
leurs vers me plongent dans la nuit
c'est comme une transfusion
dans une pleine à la lueur lunaire
des ombres et nous meurtrissons nos ongles
aux racines des peupliers
en criant le nom de nos mères
qui de leurs dents nous ont coupé le cordon ombilical
nous ont léchés
nous ont baignés dans leur salive tiède
en nous murmurant bouche-à-bouche
des mots infinis
(p. 39)
21.
À je ne sais quel étage
une femme lave une vitre
elle traduit les poèmes du soleil en langage usuel
ses rythmes
ont la prégnance des grandes poètes
puis une nuit l'aigu
enrouement de ses os la saisit
dès lors la langue muette d'un peuplier
se glisse entre le soleil et la vitre
(p. 38)
dans les mains d’étrangers
la nuit je me réveille
et gagne la salle de bains
j’urine en regardant sur la vitre mate
les ombres mouvantes des arbres
le silence est comme à la campagne
j’ai à peine quelques années à vivre
je n’ai pas d’enfant et l’idée me chagrine
de laisser les ombres mouvantes
et ce silence campagnard
dans les mains d’étrangers
j’ai passé par les chambres de ce monde
sans grand profit pour personne
vagues imaginaires les traces de mes pas
sur quels ponts restez-vous encore ?
murs contre lesquels je m’appuyais
pris d’un vertige passager
téléphones où je laissais mes empreintes
existez-vous encore ?
ou vous a-t-on démolis cassés enterrés sous la cendre
de tant d’horizons étourdis ? à la table où j’écris ces lignes
dans la chambre où je respire maintenant
quelqu’un se tait à ma place
un autre lui répond avec une fenêtre jetée contre le mur
et l’herbe du gazon de la clinique me fait signe
pour que tous les deux nous filions
incognito
(traduit du roumain par Constantin Abăluță et Gérard Augustin)